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vendredi, 22 mai 2020

Le Covid-19 dans la géopolitique du contrat social

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Le Covid-19 dans la géopolitique du contrat social

par Antonin Campana

Ex: http://www.autochtonisme.com

Nos sociétés occidentales se sont bâties, ou tout au moins prétendent s’être bâties, autour d’un « contrat social ». Ces sociétés contractuelles seraient le produit d’un libre rassemblement d’individus qui auraient décidé de « faire société » autour de valeurs universellement partagées par tout le genre humain, quelles que soient donc l’origine, la race, la religion et la culture des hommes qui composent celui-ci.

contratsocial.jpgOn sait que ces « valeurs », que l’on dit découler de la nature humaine, en fait, plus certainement, des délires philosophistes du XVIIIe siècle, sont celles qui charpentent le « pacte républicain », contrat social de la République dite « française ». Grâce au contrat social, ou pacte républicain, une société peut s’organiser et fonctionner avec des hommes venus du monde entier puisque les valeurs et principes qui président à cette organisation et à ce fonctionnement découlent de l’universelle nature humaine, et non de telle ou telle culture particulière. Ainsi une société fondée sur les droits naturels de l’Homme (le droit à la liberté, à l’égalité, à la propriété) serait acceptable par tous puisque ne contredisant les aspirations essentielles d’aucun. Les joueurs de pipo avaient simplement oublié de définir ce qu’on entendait par « liberté », « égalité » ou « propriété »…

Quoi qu’il en soit, les penseurs du « contrat social » ont néanmoins envisagé que certains associés ne respectent par la part du contrat qui leur revient et, par exemple, attentent à la propriété des autres associés. Un châtiment légitime est promis à celui qui ne respecte pas le « droit social ». Ainsi Rousseau parle des « criminels » et des « malfaiteurs » qui, rompant le « traité social », méritent la « peine de mort » !

On observera que les sociétés se prétendant fondées sur un contrat social sont toujours des sociétés supranationales. Cela est logique puisque ce ne sont pas des nations qui sont unies par le contrat mais des individus de toutes les nations. Peu importe, on l’a dit, l’origine nationale de ces individus puisque le contrat ne repose pas sur des spécificités nationales mais sur la nature humaine et les droits qui sont inhérents à celle-ci. L’individu associé devient un « citoyen » et l’ensemble des individus associés (le « corps d’associés » disait Sieyès) devient, selon le contexte, « corps politique », « république » ou « nation ». En contractant, l’individu gagne ainsi une citoyenneté et une nationalité. Mais ici, la citoyenneté et la nationalité se confondent : tous les citoyens français sont automatiquement de nationalité française.

Au contraire, les sociétés qui ne se veulent pas fondées sur un « contrat social » sont des sociétés qui sont soit « mono-nationales » (Japon, Corée…), soit « multinationales » (Russie, Chine, Serbie…). Ici, ce ne sont pas des individus associés qui font société mais une « nation » historique, au sens ethnique du terme, voire, dans certains cas, plusieurs « nations ». Quand plusieurs nations composent la société globale, l’Etat multinational reconnaît chacune d’entre elles (au contraire de l’Etat supranational qui les nie) et distingue soigneusement la citoyenneté (l’appartenance à un Etat), et la nationalité (l’appartenance ethnique à un peuple). Un citoyen russe peut être ainsi de nationalité russe, tatare ou juive. Un citoyen Chinois peut être de nationalité han, mongol ou tibétaine. Un citoyen serbe peut être de nationalité serbe, hongroise ou rom.

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La géopolitique des Etats supranationaux projette sur le monde les délires du contrat social. Cette géopolitique simpliste appréhende les nations comme si elles étaient des individus. Aussi se propose-t-elle de les unir, atomisées, en une seule société planétaire sur la base de valeurs et d’intérêts qu’elle pose comme universels et acceptables par toutes, par delà les différences religieuses, culturelles et politiques qui spécifient chacune. Ainsi par exemple des droits de l’homme ou de la nécessité de « sauver la planète ». Ce sont logiquement les Etats supranationaux qui ont mis en place les institutions supranationales comme l’ONU, l’OMS ou l’OMC ainsi que les grandes institutions politiques à vocation supranationale comme l’Union européenne. L’acte de foi des Etats supranationaux est qu’il est possible d’installer une société globale qui s’organise et fonctionne selon des valeurs et des principes acceptables par toutes les sociétés particulières, bientôt destinées à se dissoudre dans une société planétaire unifiée sous un Etat supranational mondial.

Par leur construction, leur histoire et leurs héritages culturels, les Etats nationaux et multinationaux ne peuvent adhérer à de tels fantasmes.  Encore une fois, c’est selon l’idéologie de « Contrat social » que les Etats supranationaux jugent ce refus. Les Etats nationaux et multinationaux sont regardés comme des Etats qui ne respectent pas le « traité social » universel ou les « lois internationales ». Ce sont des « Etat voyous » (rogue state) ou des Etats criminels qui justifient, à la manière de Rousseau, les sanctions de la « communauté internationale », voire son « intervention » musclée.

La crise sanitaire que nous vivons apporte un élément nouveau. D’une part, elle confirme les fractionnements et l’explosion prochaine des Etats supranationaux. Ceux-ci, par la simple application de leurs principes fondateurs, ont substitué des sociétés hétérogènes aux sociétés homogènes. Or, en Europe, la crise sanitaire révèle le fossé qui sépare les populations allochtones des populations autochtones, mais aussi les tensions et le séparatisme de fait des « zones de non-droit ». Même aux Etats-Unis, l’idée de sécession semble profiter du coronavirus pour davantage se répandre dans les esprits. Bref, à « l’intérieur », on le savait depuis les attentats musulmans, le contrat social est dans une situation d’échec. D’autre part, les Etats nationaux et multinationaux se révèlent bien plus efficaces pour enrayer l’épidémie que les Etats supranationaux. Rappelons que 90% des décès dans le monde sont enregistrés dans les Etats supranationaux d’Europe de l’Ouest et des Etats-Unis. Pire, peut-être, les Etats supranationaux se retrouvent dans l’obligation de renier les principes qu’ils proclamaient jusque-là : ils rétablissent des frontières et cassent de fait (pour le moment) toute velléité d’association supranationale. Géopolitiquement, « à l’extérieur », le contrat social est donc, là aussi, en situation d’échec.  

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Il est encore trop tôt pour le dire, mais il se pourrait que le coronavirus pulvérise à terme l’idéologie du contrat social. Si tel était le cas, les Etats supranationaux connaîtraient un effondrement qui, en raison de leur hétérogénéité ethnique, serait pire que l’effondrement de l’URSS. Ils laisseraient en ruine les sociétés qu’ils dominent. Cependant, il semble peu probable que les dirigeants des Etats supranationaux admettent leur défaite aussi facilement que ceux de l’URSS. Il subsistait chez les soviets un sens de l’intérêt général que ne possèdent pas les oligarques. Les critiques portées contre la Russie et aujourd’hui contre la Chine, ouvertement accusée d’avoir fabriqué le virus et causé l’effondrement de l’économie mondiale, laissent supposer la mise en place de stratégies conflictuelles. Trump lie le coronavirus à un laboratoire chinois et menace déjà la Chine de lui imposer des taxes douanières punitives. Tout cela au risque d’une guerre qui ne serait pas seulement économique ? Rien n’est impossible, même pas une guerre des Etats supranationaux contre les Etats multinationaux russes et chinois. Il faut s’en tenir aux faits : depuis deux siècles le « Contrat social », contrat avec le diable, se signe avec le sang des peuples. Le « Contrat social » scelle la mort des peuples et l’apparition des multitudes. Pour l’oligarchie régentant les Etats supranationaux, les peuples n’existent plus. Il n’y a que des nombres et des chiffres sur des lignes. Dès lors, quelle importance qu’il y ait quelques lignes de plus ou de moins ?

Antonin Campana

dimanche, 17 mai 2020

Ortega y Gasset, la philosophie et la vie

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Ortega y Gasset, la philosophie et la vie

Ex: https://www.books.fr

« Toute vie est plus ou moins une ruine dans les décombres de laquelle nous devons découvrir ce que la personne aurait voulu avoir été ». En écrivant cette phrase à propos de Goethe, dans un des textes qu’il a consacrés à ce dernier durant les années 1930 et 1940, le philosophe espagnol José Ortega y Gasset ne songeait-il pas spécialement à lui-même ? Les biographes de Goethe, faisait-il remarquer, ont essentiellement décrit sa vie de l’extérieur, contribuant ce faisant à façonner une statue qui donne de lui une image mensongère. En les invitant et en s’employant lui-même à reconstruire sa vie « de l’intérieur », par la comparaison de ce qu’elle a effectivement été et du rêve qui animait l’écrivain, Ortega ne faisait qu’appliquer l’idée, au cœur de sa philosophie, que toute vie est définie par une « vocation » que chacun parvient plus ou moins à réaliser, dans un combat de tous les jours très difficile à gagner  : « la vie est de manière constitutive un drame, parce qu’elle consiste en la lutte frénétique contre les choses et contre notre propre caractère pour accomplir ce que nous sommes en projet ».

Il est cependant difficile de ne pas faire un lien tout particulier entre la phrase citée et la vie d’Ortega y Gasset lui-même, dont l’histoire est celle « d’une frustration et […] d’un succès insuffisant » déclare Jordi Gracia en ouverture du remarquable livre qu’il vient de lui consacrer. Publié dans la collection « Españoles Eminentes » dans laquelle sont notamment déjà parues des biographies de Miguel de Unamuno et Pío Baroja – deux écrivains par rapport auxquels (et en grande partie contre lesquels), Ortega s’est défini dans sa jeunesse – cet ouvrage se distingue des précédentes biographies du philosophe par la grande attention qui y est portée à sa personnalité.

Une image nuancée et complexe

51H2WYJTFWL._SX319_BO1,204,203,200_.jpgLa littérature sur Ortega y Gasset est extraordinairement abondante. Longtemps, elle s’est limitée à la présentation et l’étude de ses idées philosophiques, sociologiques, politiques et esthétiques. Ce n’est qu’assez récemment que sont apparues les premières biographies en bonne et due forme. Deux des plus fouillées, par Rockwell Gray et Javier Zamora Bonilla, coordinateur de la nouvelle édition des œuvres complètes d’Ortega en dix volumes, sont essentiellement, pour reprendre l’expression utilisée par le premier de ces deux auteurs à propos de son livre, des biographies « intellectuelles ». En filigrane de l’exposé des idées d’Ortega et de leur évolution, un certain nombre d’aspects de sa vie personnelle et de son caractère y étaient toutefois évoqués. Jordi Gracia va plus loin encore dans cette direction, en s’appliquant à mettre en évidence, grâce à l’exploitation de nombreux documents dont certains inédits (notes privées, correspondance), le jeu serré des interactions entre la personnalité d’Ortega, ses idées et les péripéties de sa vie. Dense, touffue, farcie de citations et rédigée sur un ton souvent subjectif, personnel et passionné, épousant les reliefs et les sinuosités de la vie intellectuelle et émotionnelle d’Ortega plutôt que de présenter de manière linéaire, distante et méthodique les événements de son existence et le contenu de ses œuvres, cette biographie, dont la lecture profitera surtout à ceux qui sont déjà un peu familiers des théories du philosophe et de sa trajectoire, jette sur le personnage une lumière nouvelle.

javier-zamora-bonilla-ortega-y-gasset-D_NQ_NP_878042-MCO28655681105_112018-F.jpgL’image qui ressort de ce portrait est nuancée et complexe. C’est celle d’un homme « d’une intelligence insolente […] impérialement sûr de lui et souriant, plaisantin, jovial, fanfaron et séducteur », d’un travailleur forcené et infatigable doté d’une imagination puissante, mais aussi d’un homme anxieux, tourmenté et non sans contradictions, s’efforçant avec opiniâtreté de surmonter des faiblesses dont il était en partie conscient, vulnérable au découragement et qui a traversé plusieurs épisodes de dépression psychologique paralysante. Comme l’indique sans équivoque la première phrase du livre, c’est aussi l’image d’un homme pouvant penser que sa vie avait été, au moins partiellement, un échec. Pour quelles raisons ?

Dans son élogieux compte rendu de l’ouvrage de Jordi Gracia, Mario Vargas Llosa, lecteur assidu d’Ortega y Gasset et grand admirateur du philosophe en qui il voit un héraut du libéralisme humaniste, évoque le « grand échec » qu’a représenté pour Ortega l’impossibilité de traduire dans les faits ses idéaux politiques. C’est assurément dans ce domaine que la distance entre ses ambitions et la réalité a été la plus grande et la plus lourde de conséquences. Fils de l’écrivain et journaliste José Ortega Munilla, directeur du supplément littéraire du journal El Imparcial, petit-fils, par sa mère, du fondateur de ce même journal, rejeton, en un mot, de la bourgeoisie intellectuelle, cultivée et progressiste madrilène de la fin du XIXe siècle, Ortega y Gasset a embrassé dès sa jeunesse les idéaux de cette génération dite « de 1914 » dont il  allait devenir la figure la plus notoire. Les représentants de la génération précédente, dite « de 1898 », Unamuno, Baroja et d’autres écrivains comme Azorin et Valle-Inclán, exprimaient dans leurs œuvres une vision tragique, irrationaliste et volontiers pessimiste de la vie et étaient fortement attachée à l’identité espagnole. Les membres de ce nouveau groupe, dont les plus connus et représentatifs, à côté d’Ortega, étaient ses deux amis le médecin lettré Gregorio Marañon et l’écrivain et journaliste Ramón Pérez de Ayala, l’écrivain et politicien Manuel Azaña et le diplomate Salvador de Madariaga, étaient par contre de fervents rationalistes, tournés vers l’action et animés par la volonté de moderniser l’Espagne et de l’ouvrir à l’Europe en s’appuyant sur une élite intellectuelle sensible à l’idéal du progrès et acquise aux valeurs du libéralisme.

Un libéral conservateur

Dans un premier temps, Ortega apparaît avoir identifié cet idéal avec celui du socialisme, un socialisme non marxiste de caractère social-démocrate qui le séduisait au plan intellectuel au moins autant que strictement politique : « Ce qui attirait Ortega dans le socialisme, observe pertinemment Javier Zamora Bonillo, était sa rationalité ». Sa vision politique évoluera assez rapidement. « Dans sa maturité, résume Gracia, [Ortega] a été un libéral conservateur cherchant à redéfinir le libéralisme démocratique, identifiant les deux totalitarismes des années trente comme de néfastes régressions à un état antérieur au libéralisme du XIXe siècle [et cherchant] à protéger ce libéralisme contre les conséquences négatives et les faiblesses des démocraties modernes ». Dans son livre le plus connu et le plus traduit, La Révolte des masses, Ortega se livre ainsi à un plaidoyer pour les valeurs du libéralisme éclairé en mettant en garde, dans un esprit proche des réflexions de Tocqueville au sujet des dérives de la démocratie, contre les dangers liés à la massification des individus, une massification dont il voyait dans le nazisme et le communisme à la fois l’expression extrême et le produit le plus dévastateur.

Mais Ortega n’eut la satisfaction, ni de pouvoir appliquer ses idées politiques lui-même, ni de les voir mettre en œuvre par d’autres. À deux reprises, il s’engagea dans la politique active, pour s’en retirer chaque fois rapidement. La deuxième occasion est la plus connue. Quelques semaines avant la proclamation de la seconde république espagnole, qui mit fin, au mois d’avril 1931, à la dictature du général Primo de Rivera, premier ministre du roi Alphonse XIII durant les dernières années de la restauration monarchique, Ortega avait fondé avec Gregorio Marañon et Ramón Pérez de Ayala un mouvement intellectuel et politique baptisé « Agrupación al Servicio de la República ». Transformé en parti, il remporta aux élections suffisamment de voix pour faire élire Ortega au Parlement. Choqué par les excès du parti républicain, Ortega démissionna de son siège au bout de quelques mois, en déclarant renoncer à toute vie politique active. Peu de temps après, le déclenchement de la guerre d’Espagne allait le placer face à un choix impossible.

Un choix impossible

La position politique d’Ortega pendant et après le conflit a donné lieu à d’innombrables gloses et commentaires. Plus personne, à présent, n’ose affirmer que le silence public qu’il s’est imposé reflétait une stricte neutralité. Homme d’ordre, abhorrant le communisme, Ortega, à l’instar de ses amis libéraux Marañon et Perez de Ayala, souhaitait à titre privé la victoire du camp nationaliste, qu’ils considéraient tous les trois comme un moindre mal face au risque de voir s’établir en Espagne un régime totalitaire. Parce qu’il avait malgré tout signé, dans des circonstances très discutées (peut-être suite à des menaces), un manifeste en faveur des républicains, craignant pour sa vie et sa sécurité, il choisit de s’exiler. À Paris tout d’abord, puis en Argentine où il s’était déjà rendu plusieurs années auparavant et avait eu l’occasion de donner des conférences, à Lisbonne, enfin, où il établit sa résidence et resta domicilié jusqu’à sa mort, en dépit de séjours en Espagne durant les dernières années de sa vie, régulièrement entrecoupés de voyages dans d’autres pays.

18982430389.jpgCes années furent les plus pénibles de l’existence d’Ortega. À Paris, où s’était également réfugié Gregorio Marañon, il souffrit de graves problèmes de santé qui mirent ses jours en danger. En Argentine, la fréquentation de milieux conservateurs lui valut l’opprobre des intellectuels progressistes, avec pour effet de le placer dans une situation de terrible isolement. L’étrange théorie du penseur comme prophète condamné à la solitude qu’il développa à ce moment dans plusieurs articles, à rebours de sa vision de toujours du rôle de l’intellectuel, pourrait être interprétée, suggère judicieusement Eve Giustiniani, comme une tentative d’auto-légitimation de cette solitude forcée – preuve supplémentaire, s’il était nécessaire, de l’impact permanent des épisodes de sa vie sur sa pensée.

De manière générale, les anciens républicains et ceux qui avaient sympathisé avec leur cause accusaient Ortega d’avoir trahi leur idéal. Ils furent confortés dans ce sentiment lorsqu’en 1946, dix ans après la victoire des troupes du général Franco et l’instauration de la dictature militaire, le philosophe décida de réapparaître officiellement en Espagne et de s’y exprimer publiquement. L’initiative était malheureuse, parce qu’elle pouvait être (et a effectivement été) interprétée comme une caution apportée au régime franquiste. « Le drame d’Ortega » résume très bien Andrés Trapiello dans son histoire des écrivains dans la guerre civile espagnole Les Armes et les Lettres, « fut d’être un libéral dans un monde qui n’acceptait pas le libéralisme, d’être obligé, par conséquent, de choisir un camp quand aucun n’était accueillant à ses idées et aucun, bien entendu, ne s’accordait à son tempérament pacifique, érudit et intellectuel ».

Mais Ortega a-t-il réellement été franquiste ? Certains l’ont soutenu et tenté de le démontrer, en premier lieu Gregorio Morán dans El Maestro En El Erial, un livre brillant et à bien des égards très éclairant sur la vie politique et intellectuelle espagnole d’après-guerre et la personnalité d’Ortega, mais dont, dans sa radicalité, la thèse centrale apparait fragile, tant elle implique de solliciter les témoignages et les documents. Jordi Gracia, qui connaît très bien l’histoire des intellectuels sous le franquisme pour l’avoir étudiée dans plusieurs ouvrages, est au contraire d’avis qu’Ortega n’a jamais été franquiste au sens fort et strict du mot. On peut aisément le suivre sur ce point.

91fZQW8xy5L.jpgÀ l’évidence, Ortega n’avait en effet aucune sympathie intellectuelle pour l’idéologie franquiste. Résolument agnostique (par fidélité avec ses convictions sur ce plan, sa famille, à sa mort, refusa les funérailles religieuses qu’envisageaient les autorités), il se sentait à des années-lumière du conservatisme clérical et religieux du parti de Franco. Il est incontestable qu’une partie des phalangistes au pouvoir se sont emparés de certaines de ses idées dans le but de fournir au régime une légitimité intellectuelle. Mais de cela on ne peut le tenir responsable. On ne peut pas non plus vraiment lui reprocher d’avoir naïvement pensé que le régime franquiste pouvait évoluer dans le sens de la démocratie. On peut par contre lui faire grief de s’être laissé aller, par manque de courage ou par opportunisme, à tenir des propos et à prendre des initiatives qu’il aurait pu éviter, ainsi que d’avoir continuellement maintenu autour de sa position politique une ambiguïté troublante. Il la paiera lourdement : regardé avec méfiance par les opposants au régime comme par les responsables de celui-ci, il passera les vingt dernières années de sa vie dans une situation peu claire et inconfortable en Espagne, ne bénéficiant d’une réelle reconnaissance sans réserve et sans arrière-pensées qu’en dehors des frontières du pays.

Des États-Unis d’Europe

Ortega est par ailleurs mort deux années trop tôt pour pouvoir assister au triomphe de l’idée de l’unification européenne dont il avait été un pionnier sous la forme, dans La Révolte des masses, de l’appel à la création des « États-Unis d’Europe ». Cette idée, Ortega la défendait au nom du principe « L’Espagne est le problème, l’Europe la solution », un slogan très révélateur de ses préoccupations profondes. Dans son célèbre portait contrasté d’Unamuno et Ortega y Gasset, Salvador de Madariaga met bien en évidence combien il n’est pas simple de caractériser les deux hommes dans leurs rapports à l’Espagne et l’Europe. Avocat de l’hispanité et férocement attaché à l’université de Salamanque au cœur de l’Espagne la plus hispanique, mais polyglotte et intellectuellement cosmopolite, Unamuno peut cependant être considéré comme un véritable esprit européen et universel. Face à lui, Ortega, peu à l’aise dans d’autres langues en dépit de sa grande maîtrise passive de l’allemand et dont l’œuvre, dit très bien Rockwell Gray, « semble souvent plus résolument programmatique dans son besoin de mesurer tout ce qui est européen aux besoins de l’Espagne », bien qu’à première vue davantage européen, se révèle en réalité plus espagnol que son aîné. C’est ce qu’avait d’ailleurs bien aperçu un des rares penseurs français à s’être intéressés à lui, Albert Camus, qui écrivait à son propos : « [Ortega y Gasset] est  peut-être le plus grand écrivain européen après Nietzsche, et pourtant il est difficile d’être plus espagnol ».

Essayiste, homme de presse et d’édition (il a fondé un quotidien, El Sol, cinq revues, dont El Spectator et laRevista de Occidente et une maison d’édition), commentateur politique, agitateur d’idées, analyste de la société, Ortega se voyait et se présentait avant tout comme un philosophe. Dans ce domaine, ce qu’il a réalisé a-t-il été à la hauteur de ses aspirations ? Rationaliste fervent, Ortega respectait la science. Comme l’a montré l’historien des sciences José Manuel Sanchez Ron, il avait même une assez bonne connaissance (certes de seconde main et approximative) de certaines disciplines et réalisations, par exemple la théorie de la relativité en physique. Pour Ortega, aux yeux de qui la véritable justification de la science moderne n’était pas sa capacité à énoncer des vérités sur la réalité, mais le succès des réalisations techniques auxquelles elle a donné lieu, la connaissance scientifique n’était cependant qu’une expression subalterne de la raison. Dans son esprit, la véritable connaissance était la connaissance philosophique.

« Moi et mes circonstances »

Des milliers de pages ont été écrites sur la philosophie de José Ortega y Gasset, dont il demeure difficile de se faire une image d’ensemble parfaitement cohérente. Bien qu’il ait toujours prétendu avoir conçu un système, Ortega était en effet par tempérament un penseur non-systématique. Ses idées n’ont de surcroît jamais cessé d’évoluer, en conformité avec une des thèses centrales de sa philosophie. C’est ce que lui-même soulignait en commentant en ces termes une de ses affirmations les plus fameuses : « « Je suis moi et mes circonstances ». Cette phrase, qui apparaît dans mon premier livre [Meditaciones del Quijote] et qui condense […] ma pensée philosophique n’est pas simplement l’énoncé de la doctrine que mon œuvre expose et propose, elle est elle-même une illustration de cette doctrine. Mon œuvre est, par essence et dans son existence même, circonstancielle. »

518YDWHJ9ZL.jpgEsprit curieux et lecteur vorace, Ortega a emprunté des idées ou des concepts à de nombreux penseurs, pour les mettre au service d’une intuition centrale : « le socle de toutes mes idées philosophiques, écrira-t-il, est l’intuition du phénomène de la vie humaine ». L’idée que l’objet de la philosophie ne peut être que l’existence humaine dans ce qui fait sa singularité – le fait qu’elle ne se réduit pas à sa réalité biologique et possède une dimension historique au plan individuel et collectif –  Ortega l’a trouvée dans la lecture de penseurs comme Nietzsche, Bergson et surtout Wilhelm Dilthey, psychologue et philosophe allemand qu’il considérait comme « le philosophe le plus important de la seconde moitié du XIXe siècle ».

Dans un ouvrage par ailleurs exceptionnellement intelligent et d’une grande richesse, l’historien John T. Graham s’efforce d’établir l’existence d’une influence déterminante du pragmatisme du psychologue américain William James sur les idées d’Ortega. Il est difficile de l’exclure complètement, mais on a beaucoup de peine à se convaincre qu’elle a eu l’importance que lui attribue Graham. De manière générale, Ortega, qui a étudié à Leipzig, Berlin et Marbourg, mettait au plus haut la philosophie allemande, dont deux écoles de pensée contemporaines, le néo-kantisme d’Hermann Cohen et Paul Natorp, et (surtout) la phénoménologie d’Edmund Husserl et Max Scheler, l’ont significativement marqué. De l’une et l’autre il héritera certaines idées, tout en soulignant rapidement ce qu’il percevait comme leurs limitations. Du néo-kantisme, par exemple, il retiendra l’insistance sur le rôle central de la raison dans la structuration de l’expérience humaine et la volonté de construire une philosophie de la culture et de l’éducation, tout en lui reprochant de manquer par un excès d’intellectualisme la réalité de l’existence humaine. Dans le même esprit, il accusera la phénoménologie de s’en tenir à l’analyse de la conscience. Ces penseurs allemands ne furent toutefois pas ses seules sources d’inspiration. Chez Unamuno, par exemple, dont il dénonçait pourtant avec véhémence l’irrationalisme et le spiritualisme, Ortega a trouvé (à tout le moins retrouvé) une de ses idées fondamentale, celle du caractère foncièrement tragique de la vie.

À partir de tous ces éléments, Ortega réalisera une synthèse très personnelle organisée autour du concept de « raison vitale » qui lui permettait, pour reprendre la belle formule de Fernando Savater, de « combiner lucidité intellectuelle […] et urgence vitale ». Au bout d’un certain temps, cette « raison vitale » sera élargie à la dimension collective de l’Histoire sous la forme de la « raison historique ».  « L’Ortega de la maturité, résume Jordi Gracia,  n’est ni kantien ni néokantien, mais un exemple rare de déserteur de la phénoménologie par l’intermédiaire du néo-nietzschéisme, moins préoccupé par les problèmes du savoir et de la théorie de la connaissance […] que par l’étude des conditions historiques de l’existence humaine ».

Un leitmotiv des remarques d’Ortega au sujet des philosophes du passé et des penseurs contemporains qui l’ont inspiré est qu’ils ne se sont pas montrés assez « radicaux » – « radical » et « radicalité » sont des mots clés de son vocabulaire et de sa pensée – et qu’il convient donc de les « dépasser ». Une des raisons de ceci est qu’il ne trouvait pas chez eux l’écho de son intuition fondamentale de l’existence humaine. Une autre, sans doute plus déterminante, est qu’Ortega, très soucieux d’affirmer son originalité et sa supériorité, ne supportait guère l’idée d’avoir des rivaux. Lorsque les vues de Husserl, dans La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, semblèrent se rapprocher de sa théorie de la raison historique, il ne tarda pas à souligner tout ce qui dans les idées du père de la phénoménologie manquait pour rendre compte de ce que le concept qu’il avait lui-même forgé permettait d’expliquer.

La découverte de Heidegger

CtT2VeeWcAEpakA.jpg large.jpgUn choc considérable à cet égard a été la parution, en 1927, de L’Être et le Temps, l’ouvrage qui a fait connaître Martin Heidegger. À plusieurs endroits de son livre, Jordi Gracia évoque le bouleversement qu’a engendré chez Ortega la découverte de la philosophie de Heidegger, dont la proximité apparente des idées avec les siennes ne pouvait manquer de le perturber. Conformément à son habitude, Ortega prit soin de se distancer de Heidegger en pointant du doigt ce qu’il critiquait comme les faiblesses de sa pensée : dans un premier temps ce qu’il appelait son pessimisme, bien illustré dans son esprit par le rôle dévolu dans L’Être et le Temps à l’angoisse comme révélateur de la condition humaine ; plus tard ce qu’il présentait à juste titre comme la dérive de la pensée de Heidegger vers des considérations de caractère religieux et théologique, lorsque ses préoccupations ont évolué d’une philosophie de l’existence à des réflexions ontologiques (sur la nature de l’être en général).

Un des rares endroits de son œuvre où Ortega s’étend un peu sur la pensée de Heidegger est une longue note de bas de page d’un de ses textes sur Goethe. Significativement, après y avoir qualifié L’Être et le Temps de « livre admirable », il s’empresse de faire remarquer qu’« on peut à peine trouver [dans cet ouvrage] un ou deux concepts importants qui ne préexistaient pas, parfois avec une antériorité de trois ans, dans [ses propres] livres.» Cette question d’antériorité était d’autant plus sensible pour lui que plusieurs de ses élèves et disciples portaient aux nues le philosophe allemand. (Ortega n’aura l’occasion de rencontrer Heidegger qu’en 1951, à la satisfaction apparente des deux hommes qui, semble-t-il, s’apprécièrent beaucoup).

Il est une autre parenté d’esprit encore plus flagrante qui semble avoir échappé à Ortega, vraisemblablement parce qu’il n’a jamais lu très attentivement l’auteur concerné. Dans une réflexion sur le thème d’Ortega et la sagesse, qui est en réalité une plongée au cœur même de sa pensée, le philosophe Jesús Mosterín énumère tous les termes et les expressions qu’il utilise pour faire référence à l’idée centrale et fondamentale de sa philosophie : « Vocation ; vocation inexorable ; vocation vitale ; destin ([employé dans le sens] non de ce qui doit se passer et se passe, mais de ce qui devrait se passer et souvent ne se passe pas) ; destin intime ; destin exclusif ; plan vital ; programme vital ; programme d’existence ; projet vital ; projet d’existence ; projet d’être ; vie-projet ; mission […] ».

À la lecture de cette liste, comme de tout ce qu’Ortega a écrit sur ce thème, il est difficile de ne pas faire le rapprochement avec les idées d’un philosophe dont le nom n’a curieusement été que rarement associé au sien (essentiellement par Alfred Stern et à sa suite John Graham), celui de Jean-Paul Sartre. « La thèse fondamentale d’Ortega », rappelle Mosterín, « est que chaque vie humaine est caractérisée par une vocation déterminée de manière univoque, indépendante de la volonté [de la personne concernée] et de ses capacités ». On est vraiment très près, ici, du concept de « projet existentiel » au cœur de l’anthropologie philosophique du Sartre d’avant la rencontre avec le marxisme, et au centre des études biographiques qu’il a consacrées à Baudelaire, Genet et Flaubert.

Comme Sartre, rempli de lui-même

Les points communs ne s’arrêtent pas là. Comme chez le premier Sartre, les concepts d’«authenticité » et de « vie authentique » jouent un rôle important dans la pensée d’Ortega. Et entre la « situation » du premier et les « circonstances » du second, la différence n’est pratiquement que de mot. Si manifestes qu’elles soient, ces ressemblances ne témoignent nullement d’une influence directe dans un sens ou un autre. Les idées d’Ortega étaient formées plusieurs années avant que Sartre n’énonce les siennes, et rien n’indique que Sartre ait été significativement influencé par le philosophe espagnol, qu’irritait d’ailleurs de manière générale l’ignorance de son œuvre par les existentialistes français.

51Jyu7IgSEL.jpgLe parallèle pourrait être poussé plus loin encore, jusqu’à inclure un trait psychologique particulier des deux hommes, leur attitude face aux penseurs et aux artistes dont ils traitaient. Ortega analysait la vie de Goethe, Velasquez ou Goya à la lumière de leur « vocation fondamentale » exactement comme Sartre lisait celle des écrivains dont il parlait en référence à leur « projet existentiel ». Mais l’un et l’autre tendaient de surcroît à se projeter dans la vie et la personnalité des créateurs sur qui ils écrivaient, d’une façon qui conférait aux portraits qu’ils livraient d’eux le caractère d’autoportraits implicites et déformés. Comme Sartre, Ortega était rempli de lui-même, même si c’est d’une manière très différente, la forme particulière d’orgueil de Sartre lui interdisant cette vantardise dans laquelle le philosophe espagnol tombait volontiers. Mais, comme lui, il a réussi à faire de cette caractéristique psychologique une force, en développant une vision de la vie qui, tout en nous parlant ostensiblement de lui-même, possède à l’évidence une portée universelle.

Ortega était conscient de la valeur de ses idées, et s’il a pu éprouver un sentiment d’échec et de frustration au plan philosophique, ce n’est pas de n’être pas parvenu à en formuler qui fussent fortes. C’est de ne pas avoir réussi à les présenter sous une forme systématique. « Nous avons la chance », faisait remarquer l’écrivain mexicain Octavio Paz, « qu’Ortega n’ait jamais cédé à la tentation du traité ou de la somme ». Cette affirmation est à la fois exacte et inexacte. Elle est exacte en ce sens qu’il est heureux que les idées d’Ortega nous aient été transmises sous une autre forme, dans laquelle il excellait. Mais il est faux qu’il n’ait jamais tenté de leur conférer une forme plus systématique. Il s’y est au contraire longtemps évertué, mais sans succès. Comme tous les autres biographes d’Ortega, Jordi Gracia évoque le triste feuilleton de deux projets de livres, indéfiniment reportés, dans lesquels Ortega aurait voulu respectivement condenser ses idées sociologiques et sa philosophie de la raison vitale et de la raison historique. Ils ne verront jamais le jour, en tous cas pas de son vivant (le premier, L’homme et les gens, sera publié à titre posthume), parce qu’Ortega, pourtant un travailleur acharné, n’avait pas le type de caractère nécessaire pour mener à bien ce type d’entreprise.

Essais, articles et conférences

« La première chose à dire au sujet de mes livres », reconnaissait-il d’ailleurs volontiers, « est que ce ne sont pas à proprement parler des livres ». De fait, dans les dix mille pages de ses œuvres complètes, on ne peut identifier qu’un seul livre originellement conçu et voulu comme tel, le premier qu’il ait publié, lesMeditaciones del Quijote, qu’on pourrait d’ailleurs en réalité considérer comme l’assemblage de deux textes indépendants. Tous ses autres ouvrages sont des collections réalisées après coup d’articles de journaux ou de revues, de textes de conférences ou de divers essais de circonstances sur un même thème, assortis le cas échéant de textes d’introduction, de préfaces et de postfaces écrits pour les besoins de la cause. C’est notamment le cas de La Révolte des masses, dont, dans l’édition sous lequel nous le connaissons, le corps du texte, directement dérivé d’articles parus dans la presse, est flanqué d’un « Prologue pour les Français » et d’un « Épilogue pour les Anglais » rédigés respectivement huit et neuf ans plus tard à l’occasion de la publication de traductions de l’ouvrage, dans lesquels Ortega introduit un certain nombre de précisions, de nuances et d’idées nouvelles.

oygquikote.jpgSi Ortega a choisi de s’exprimer presque exclusivement de la sorte, c’est certainement pour pouvoir toucher un large public, en conformité avec ce qu’il voyait comme son rôle d’éducateur de l’élite. Mais c’est aussi pour des raisons liées à son caractère et sa personnalité, justement soulignées par son disciple Julian Marias : « Écrire un livre requiert un tempérament bien plus ascétique que celui d’Ortega. […] Le caractère voluptueux des sujets [qu’il traitait], qu’Ortega ressentait intensément d’une manière qui faisait de lui non seulement un intellectuel, mais un écrivain au sens plein du terme, le distrayait très fréquemment et l’entraînait vers des questions secondaires et, surtout, vers de nouveaux sujets […]».

Le nombre très important de textes de conférences dans son œuvre illustre de surcroît ce fait qu’Ortega était avant tout un homme de la parole prononcée plutôt qu’écrite. « Ortega aimait parler, bavarder, converser. Probablement plus qu’écrire » rappelle José Lasaga Medina dans le très utile petit livre qu’il lui a consacré. Dénonçant la « tristesse spectrale de la parole écrite », il trouvait l’expression orale mieux accordée à la fluidité de la pensée, comme à la mobilité foncière de l’objet de la philosophie, la vie humaine. Comme souvent avec lui, cette justification théorique était aussi le reflet de dispositions et de préférences personnelles : au témoignage unanime de ceux qui ont eu l’occasion de l’écouter, Ortega était un orateur et un débatteur exceptionnellement brillant au magnétisme puissant, dont les conférences et les interventions lors des innombrables « tertulias » (réunions intellectuelles) qu’il a animées au cours de sa vie laissaient ses auditeurs et interlocuteurs remplis d’admiration. C’est avec raison que Mario Vargas Llosa fait de ce point de vue le rapprochement avec Isaiah Berlin, auquel Ortega fait songer non seulement par sa conception essentiellement philosophique, politique et éthique (plutôt qu’économique) du libéralisme, mais aussi par des caractéristiques comme son incapacité à mener à bien des projets de livres annoncés de longue date, sa franche prédilection pour l’expression orale et le brio de ses exposés improvisés ou formels.

Canotier et voitures décapotables

Au plan personnel, enfin, la vie de José Ortega y Gasset peut-elle être considérée comme une réussite ? En dépit de son admiration palpable pour l’homme, Jordi Gracia ne cherche nullement à dissimuler les défauts, les faiblesses de caractère et les traits psychologiques les moins plaisants d’Ortega, souvent relevés avec amusement, indulgence, affliction, sévérité ou cruauté selon les cas par ses contemporains et plusieurs de ses biographes, de moins en moins réservés à ce sujet à mesure que le temps passe. Déterminé, sous l’emprise de ses préjugés idéologiques à son égard, à proposer d’Ortega un portrait à charge au plan humain également, Gregorio Morán, par exemple, multiplie les anecdotes qui ne montrent guère le philosophe à son avantage. Son parti pris est évident. Mais sous une forme atténuée, on retrouve sous la plume d’autres commentateurs un certain nombre de ses observations indignées ou sarcastiques sur ses traits de personnalité les moins flatteurs.

cochenueva.jpgAu titre de ceux-ci, l’écrivain Javier Cercas énumère ainsi « [la] pédanterie d’Ortega, son snobisme, sa tendance aux jugements arbitraires, son nationalisme mal dissimulé, son autoritarisme de salon [et] son goût pour les gens prétentieux », caractéristiques dont Jordi Gracia, tout en soulignant à l’envi ses qualités (sa générosité intellectuelle, son courage dans l’adversité, son tempérament combatif et passionné), ne tente pas de faire davantage mystère que des traits physiques et de comportement qui leur sont liés et sont autant de composantes de l’image qu’il voulait donner (et que nous avons) de lui : l’élégance vestimentaire extrême, le canotier et les voitures décapotables décapotées même en hiver, habitude dont la combinaison avec l’assuétude à la cigarette, a-t-on dit, a pu contribuer aux problèmes respiratoires dont il a souffert durant toute sa vie.

Un des aspects les plus embarrassants de la personnalité d’Ortega est son attitude à l’égard des femmes et sa vision du monde féminin. Au moins aussi fasciné par la figure de Don Juan que son ami Marañón, qui lui a consacré un livre, Ortega, qui adorait plaire et séduire en général, aimait tout particulièrement plaire aux femmes et les séduire par son verbe éclatant. Appréciant et recherchant la société des femmes, qu’il affirmait préférer à celle des hommes, il éprouvait un vif plaisir à s’entourer de femmes belles, riches et intelligentes. C’était le cas de deux des trois femmes dont, selon Jordi Gracia, il fût le plus éperdument amoureux au cours de sa vie, la plus fameuse étant l’éditrice et écrivain argentine Victoria Ocampo. En contradiction apparente avec ce goût affiché pour les femmes cultivées, et en dépit du fait que parmi ses plus brillants élèves, collègues et interlocuteurs figuraient des femmes (Maria Zambrano, Rosa Chacel), Ortega défendait toutefois dans ses écrits des opinions sur les femmes, leurs capacités intellectuelles et leur place dans la société qu’on a justement pu qualifier de « préhistoriques », archaïques et particulièrement conservatrices, même pour un homme de sa génération.

À l’instar de Gregorio Marañon, libéral dans beaucoup de domaines mais professant sur ce point des vues terriblement traditionnelles en les appuyant sur la thèse d’un déterminisme hormonal presque absolu de la psychologie masculine et féminine, Ortega, « antiféministe congénital » aux dires de sa fille Soledad, n’envisageait pratiquement pour la femme d’autre fonction dans la société que d’adoucir le caractère belliqueux des hommes et d’offrir à ceux-ci le spectacle de leur beauté et la possibilité de s’élever au-dessus d’eux-mêmes dans l’exaltation de la passion amoureuse.

Solitude radicale

L’excellente opinion qu’Ortega avait et exprimait de lui-même et cette volonté de singularité si prononcée qu’elle le poussait à refuser l’idée d’avoir des disciples, ont à l’évidence profondément affecté ses relations avec son entourage. Jordi Gracia attire l’attention sur ce fait remarquable que dans la totalité de ses lettres avec presque tous ses correspondants Ortega emploie le vouvoiement : « En dehors des membres de sa famille, la seule personne qu’il tutoie est Victoria Ocampo, et ceci sans doute à l’initiative de cette dernière. Cette incapacité à moduler les relations personnelles, à descendre de son piédestal, est significative. » La solitude radicale dont parlait Ortega, conclut Gracia, n’était pas seulement métaphysique, elle avait aussi un caractère personnel.

« Quand je mourrai », écrivait José Ortega y Gasset à l’âge de vingt-et-un ans, « j’espère que ma vie aura laissé un sillon profond et fécond dans l’histoire de l’Espagne ». Lorsqu’un cancer des voies digestives l’emporta en 1955, à l’âge de soixante-douze ans, pouvait-il avoir le sentiment d’avoir réalisé cette ambition de jeunesse ? À la question « Ortega y Gasset est-il le plus grand philosophe contemporain de langue espagnole ? », Gracia répond par cette autre question, rhétorique : « En existe-t-il un autre ? ». L’absence de réelle concurrence a certainement contribué à la stature acquise par la figure d’Ortega en Espagne. Elle n’explique cependant pas à elle seule qu’il soit presque impossible pour un intellectuel de langue espagnole aujourd’hui d’ignorer Ortega : la vigueur de sa pensée et la qualité littéraire de ses écrits y sont tout de même pour beaucoup.

D’un autre côté, d’être espagnol ne l’a pas toujours servi. S’il avait été français ou anglais, faisait observer Mario Vargas Llosa (mais il n’est pas le seul à s’être exprimé de la sorte), il serait aujourd’hui aussi célèbre que Jean-Paul Sartre ou Bertrand Russel. Il y a du vrai dans cette affirmation, dont il ne faudrait cependant pas conclure que l’œuvre d’Ortega est ignorée en dehors de l’Espagne et, plus généralement, du monde hispanophone. En Allemagne, par exemple, elle fait l’objet d’une grande attention, tout comme aux États-Unis – il n’est pas fortuit que deux des meilleurs ouvrages existant sur Ortega, sa biographie par Rockwell Gray et la discussion de ses idées philosophiques et de leur origine par John Graham, soient dus à des auteurs américains. C’est moins le cas, il est vrai, en Grande-Bretagne, et encore moins en France, où l’œuvre d’Ortega à quelques exceptions près (par exemple Alain Guy, Paul Aubert et Eve Giustiniani pour l’époque récente), n’a guère bénéficié de l’intérêt qu’elle mérite.

978841740820.JPGUne pépinière d’idées

Dans son propre pays, la personne et l’œuvre de Ortega y Gasset, après avoir dominé la vie intellectuelle, ont successivement connu les deux types de périodes de purgatoire qu’un penseur ou un écrivain peut traverser : une  première de son vivant, durant les vingt dernières années de sa vie au cours desquelles sa position ambigüe à l’égard du régime franquiste l’a contraint à mener une vie publique largement exempte de reconnaissance et d’honneurs officiels, sans pour autant bénéficier de l’aura attachée à l’opposition franche à la dictature ; la seconde posthume, au cours des premières décennies qui ont suivi sa mort, en conséquence du désintéressement du monde intellectuel espagnol, tout occupé à découvrir, avec le retour de la démocratie, d’autres horizons que celui de la pensée nationale, pour un auteur trop rapidement perçu comme dépassé. Aujourd’hui, grâce notamment au travail d’archives et d’édition réalisé par la Fondation José Ortega y Gasset dirigée par la fille du philosophe (aujourd’hui Fundación José Ortega y Gasset – Gregorio Marañón), une nouvelle génération d’historiens et de critiques est en train de redécouvrir Ortega, en qui il est presque commun à présent de voir, pour employer l’expression de Jordi Gracia, « un penseur pour le XXIe siècle ».

Après avoir souffert l’indignité de l’oubli, Ortega mérite-t-il ce que certains pourraient appeler un excès d’honneur ? José Ortega y Gasset a énormément écrit et s’intéressait à une étonnante variété de sujets : « Anatomie d’une âme dispersée », cette expression utilisée dans le titre d’un de ses articles de jeunesse consacré à Pío Barojà, fait remarquer Gracia, pourrait tout aussi bien lui être appliquée. Son œuvre abondante et peu structurée est de qualité inégale. Si brillants que soient certains des essais qu’il a rédigés durant ses dernières années (par exemple ses réflexions sur Leibniz et ses portraits de Velasquez et Goya), il est généralement reconnu que c’est dans la première partie de sa vie que se concentre le meilleur de son œuvre. Ortega est par ailleurs resté aveugle ou insensible à beaucoup de choses. Convaincu de la supériorité de la pensée allemande, il a presque totalement ignoré la philosophie analytique anglo-saxonne contemporaine. Et s’il admirait Proust, ses vues sur l’art et la littérature modernes étaient souvent sommaires et dédaigneuses.

Dans l’ensemble, cependant, Ortega est un penseur robuste, puissant et original. Dans son désordre apparent, son œuvre, pour reprendre la jolie métaphore de Fernando Savater à son sujet, est une véritable « pépinière d’idées ». Il n’est guère de page de ses écrits qui ne contienne deux ou trois réflexions stimulantes et autant de formulations heureuses et mémorables. En dépit des facilités d’écriture qu’il s’accordait par intermittence avec indulgence, ces expressions hyperboliques et ces phrases trop somptueusement fleuries que l’écrivain catalan Josep Pla appelait des « orchidées verbales » et le critique Rafael Sánchez Ferlosio des « ortegajos », Ortega était un écrivain de grand talent et un remarquable styliste s’exprimant dans une langue à la fois élégante et précise, musclée, rythmée, expressive et imagée.

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Les obsèques de José Ortega y Gasset (1955).

Quoi qu’il en soit des mérites de son œuvre (et ils sont hors de doute), on ne peut en tout cas qu’être frappé par le degré auquel la vie d’Ortega y Gasset vérifie ses idées sur la vie. Est-ce parce qu’il vivait en conformité avec sa conception de l’existence humaine, objet central de ses réflexions et, à son opinion, de la philosophie ? Parce que ses idées et sa philosophie sont largement le produit et le reflet de sa vie et de la manière dont il l’a vécue ? Ou parce que ces idées sont justes et capturent une caractéristique essentielle de toute vie ? Un peu de ces trois choses à la fois, sans doute, raison pour laquelle, de tous les philosophes, Ortega y Gasset est sans doute un de ceux dont on peut le moins ignorer la vie, dont il était par conséquent le plus nécessaire et utile d’écrire, une nouvelle fois, la biographie.

Michel André

Ortega y Gasset: rationalisme, utopisme et raison historique à l'âge de la complexité et de la post-modernité

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Ortega y Gasset: rationalisme, utopisme et raison historique à l'âge de la complexité et de la post-modernité

par Irnerio Seminatore

1. La modernité et le monde contemporain

La réponse qu'Ortega y Gasset apporte à l'analyse du monde contemporain procède de sa réflexion sur l'origine et l'historicité de la ''Raison''.C'est une réponse anticipatrice, lorsqu'il dégage les traits saillants de la poétique historique et la naissance d'une stratégie cognitive d'importance capitale, la ''révolution galiléenne''.

C'est un pari existentiel, à l'accent stoïcien, lorsqu'il décrit la condition anthropologique de l'homme, confronté à la crise des certitudes et à celle de l'esprit rationaliste. C'est une critique aristocratique des sociétés, qu'il conçoit sous l'angle de l'action conjointe et fondatrice des élites, de la tradition et des croyances. C'est enfin une réponse actuelle, lorsqu'il s'en prend aux philosophies et aux doctrines de la modernité, éditées à partir d'utopies, d'esprit de système, de théories ou de lois.

Ortega y Gasset devance son temps.

Il ne cesse de répéter que « la vie est la seule réalité radicale », que « la vie concrète, celle de tout individu est, en son essence, circonstance et, avant tout, appartenance à la circonstance... ».L'horizon du devenir a un centre et un point d'ancrage permanents : c'est l'homme, maître unique de son destin !

L'eschatologie du salut n'est que la toile de fond, où l'homme sécularise son besoin d'absolu.

Opposée à la Raison abstraite, à l'idée de « nécessité » ou de providence, appliquées à la société par la Weltanschauung rationaliste, Ortega y Gasset met l'accent sur l'abîme que celle-ci creuse entre le monde des idées et la situation concrète de l'homme. La volonté rationaliste veut faire coïncider à tout prix et a-priori des constructions et des projets idéaux avec la réalité vivante. Cette forme de rationalisme est à la base du radicalisme de la « raison pure », dont le radicalisme politique n'est qu'une conséquence.

Observant les événements de son temps, Ortega y Gasset y décèle les fondements de « l'esprit révolutionnaire, qui résident en une attitude radicale face à la réalité...; en une forme d'activisme doctrinaire. L'esprit révolutionnaire- dit-il – est traversé de part en part par le projet de matérialiser l'utopie, la fille de la raison pure calquée sur l'histoire ».

Puisque la vie est un devenir, la vie humaine ne peut être tenue pour une chose; elle n'a pas une nature définie ou préétablie, dont la consistance réside en un vérité, fixe et immuable. Sa seule réalité est un « facendium », un « que hacer », « un événement à caractère dramatique », bref, un heurt permanent avec la circonstance.

41Su+1tnUPL._SX322_BO1,204,203,200_.jpgÀ tout moment et dans toute conjoncture; l'homme est acculé à un choix. Par ce choix, il affirme sa vocation profonde qui confère au projet humain la portée d'un engagement, dans lequel l'individu risque la perte de son existence et celle de son âme.

Substance migrante dans les formes infinies de l'être, l'homme s'investit dans le temps, en accord ou en opposition avec les multiples variations des croyances, car « on vit toujours à partir de certaines croyances ».

La vie humaine, en sa vocation authentique, demeure quête de sens et recherche de foi. C'est ainsi qu'elle est créativité et, de ce fait, histoire et seule historicité possible. Toute abstraction ne peut qu'apparaitre anti-historique, puisqu'elle ne possède pas, en soi, la faculté de juger et de résoudre les problèmes de l'homme. 

2. La Raison et la « Raison Pure »

La « Raison Pure » n'est pas, pour Ortega y Gasset, la Raison, car nous entendons «par Raison, la capacité de penser vrai et, par conséquent, de connaître l'être des choses». « L'idée de Raison inclut, à l'intérieur de soi, les thèmes de la vérité, de la connaissance et de l'être »; elle est donc vecteur d'une conception éthique, d'une certaine forme de savoir et d'une représentation particulière de la réalité, naturelle ou sociale. Or, d'après Ortega y Gasset, la Raison du « Discours de la méthode » n'était pas toute la Raison, mais seulement la « raison pure », celle des concepts et des objets mathé­matiques.

« La Raison pure n'est pas l'intelligence, mais une manière poussée aux extrêmes de faire fonctionner la Raison... Au lieu de créer un contact avec les choses, elle s'en éloigne et cherche la fidélité la plus exclusive dans ses propres lois internes... Cet usage pur de l'intellect, cette pensée « more geometrico », est appelé d'habitude rationalisme. Il serait peut-être plus exact de l'appeler « radicalisme ».

« Le radicalisme politique n'est pas une attitude originelle, mais une conséquence. On n'est pas radicaux en politique, puisqu'on est politiquement radicaux, mais parce que, avant, on est intellectuellement radicaux. ». Le radicalisme, comme renversement du rapport entre la vie et les idées, consistant à vouloir plier la réalité au projet, à s' éloigner de celle-là et à en dédaigner les formes, à faire de l'idée la seule valeur et la seule chose juste, bonne et belle, s'accomplit en l'amour pour l'idée.

La politique devient politique d'idées et la vie doit se mettre au service d'un concept, d'un système de concepts. « Toute la culture scientifique moderne depuis sa fondation par Descartes, s'est prévalue de disciplines radicales ». « La solidité de son œuvre a su résister à trois siècles d'assauts et d'expériences, pour décliner seulement aujourd'hui (1940). Cette solidité était due au radicalisme de sa méthode». Or, la crise de cette méthode se commue en une « crise de la foi en la Raison ».

Depuis la Renaissance, « le drapeau de la coexistence européenne, c'était la Raison, faculté, pouvoir, ou instrument, sur lequel l'homme avait cru pouvoir compter, pour éclairer son existence, orienter ses actions et résoudre ou contrôler ses conflits ».

La plus flagrante manifestation de cette crise apparaît dans le paradoxe, par lequel « nous avons bouclé la boucle des expériences politiques, comme le démontre le fait ajoute-t-il - qu'aujourd'hui (1937), les droites promettent des révolutions et les gauches proposent des tyrannies ».

3. La vie humaine et le monde des idées

La-Rebellion-de-las-masas.jpgVers 1860, Dilthey, considéré par Ortega y Gasset comme le plus grand penseur de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, fit la découverte d'une nouvelle réalité philo­sophique, celle de la « vie humaine ». La vie, rappelle ce dernier, n'est point « quelque chose de dérivé ou de secondaire, mais le constituant de l'idée elle-même ».

Lorsque les hommes tournent le dos à la réalité, ils « tombent amoureux des idées comme telles ». Ce « renversement radical de la relation entre la vie et les idées, devient alors l'essence véritable de l'esprit révolutionnaire ». « Une idée, forgée sans autre but que de la rendre parfaite comme idée, quelle que soit sa pertinence à la réalité, est ce que nous appelons utopie ».

Rationalisme, radicalisme et pensée « more geometrico » sont des utopismes. Or, depuis les origines, la connaissance et l'action appartiennent à deux domaines distincts.

Connaître ce n'est point changer !

Pour connaître le monde, il suffit d'une hypothèse ou d'une conjecture, pour le changer, il faut des capitaines et des forces. « L'intelligence n'a pas créé les peuples, elle n'a pas fabriqué les nations ». Or, puisque « la politique est réalisation », elle doit forcément entrer en contradiction avec l'idée ou l'utopie, en tant que promesse irréalisée d'une réconciliation définitive de l'Histoire.

Toute révolution se propose la chimère de réaliser une utopie plus ou moins complète. La tentative, inexorablement, fait échec. L'échec suscite le phénomène jumeau et antithétique de toute révolution : la contre-révolution. Nouvel échec, nouvelle réaction.. , et ainsi successivement, jusqu'au moment où la conscience sociale commence à soupçon­ner que le mauvais résultat n'est pas dû à l'intrigue des ennemis, mais à la contradiction même du projet utopique ».

4. L'Esprit Rationaliste et l'Esprit Révolutionnaire

L'époque de l'esprit rationaliste et de l'esprit révolutionnaire qui s'y accompagne, liée au refus du passé et donc au rejet de ses usages et de ses croyances, est due au triomphe de l'individualisme. Celui-ci répudie la tradition et, de ce fait, est obligé de reconstruire l'univers idéalement, fictivement, dans la tête et par la seule raison, aux moyens des idées pures, des axiomes et des principes. En ce sens, le « révolutionnaire » ne se révolte pas véritablement contre les abus de son temps, car il ne serait alors qu'un réformateur, il se « révolte contre les héritages » et donc contre la tradition.

« La révolution - affirme-t-il - n'est pas une barricade, mais une attitude de l'esprit ». Elle veut faire table rase du passé. Cependant, « la chose la moins essentielle dans les vraies révolutions, c'est la violence ». L'essentiel y est une attitude spirituelle, une vision du monde.

C'est ainsi que Ortega y Gasset perçoit tout à la fois la valeur fondatrice des croyances, qui sont à la base des grandes mutations de l'histoire et l'importance parallèle, pour la vie de l'homme, de la tradition et de la continuité historiques. Pour la sauvegarde de son équilibre créatif, de ses racines et de sa mémoire, l'homme moderne revendique son « droit à la continuité ».

La crise du présent est, en même temps, une crise de l'individualisme et une crise, non pas des principes premiers ou des valeurs suprêmes, mais de leur absence. D'où le désenchantement. L'époque que nous vivons est celle de l'âme désenchantée. Notre époque n'est point une époque de réaction, qui est toujours le « parasite de la révolution », mais la phase d'une évolution de la civilisation vers un nouveau développe-ment de la spiritualité. Le développement de la civilisation par époques, induit une correspondance dans les phases de développement de l'homme. Ainsi, « d'une attitude spirituelle de type traditionnel, on passe à un état d'esprit rationaliste et de celui-ci à un régime de mysticisme ». La troisième phase est donc celle de la désillusion, de l'âme facile, docile et servile.

autour-de-galilee-1139283-264-432.jpgL'ère révolutionnaire, dans laquelle la politique se trouvait au centre des inquiétudes humaines », où la politisation intégrale de la vie avait atteint son apogée, cette période de ferveur intense est révolue. Elle représentait une évidente aberration de la perspective sentimentale, car « l'homme moderne, qui a montré sa poitrine sur les barricades de la révolution, a montré sans équivoque qu'il attendait la félicité de la politique ».

Lorsque « la politique a été exaltée à un si haut niveau d'espoir et de dévouement », demandant trop d'elle, il est normal qu'à « la politique des idées, succède une politique des hommes et des choses... L'ère révolutionnaire se conclut simplement, sans phrases, sans gestes, résorbée dans une sensibilité nouvelle ».

Dans une période d' affection pour l'intelligence, « l'intellectuel, comme professionnel de la raison pure... a accompli son devoir, consistant à se trouver sur la brèche anti-traditionaliste, ... et il a obtenu le maximum d'influence, d'autorité et de prestige... ». Dans la période de « déclin des révolutions, les idées ne sont plus le facteur historique primaire » des grands changements historiques. Une « réforme de l'intelligence » et un nouveau rapport entre élites et masses, intellectuels et sociétés, prennent la relève dans la poursuite du cycle.

5. L'évolution des Civilisations

Le schéma des successions dans l'évolution d'une civilisation, allant du traditionalisme (ou du réalisme), au rationalisme (et donc à la révolution et à l'utopie), puis au pragmatisme (ou au désenchantement) et enfin au mysticisme (c'est-à-dire au spiritua­lisme), nous fournit-il une grille de lecture, adéquate à l'intelligibilité de notre temps ?

Si, comme l'affirme Ortega y Gasset dans « les époques d'âme traditionaliste s'organisent les nations », par « un mode traditionnel de réagir intellectuellement, (qui) consiste dans le souvenir du répertoire des croyances reçues des ancêtres » et « si l'âme primitive, quand elle naît, accepte le monde constitué qu'elle trouve... gouverné par un seul principe et disposant d'un seul centre de gravité, la tradition », la naissance, puis le développement de l'individualisme, contiennent la négation de ce monde.

« Le mode individualiste d'agir, tourne le dos à tout ce qu'il a reçu... cette pensée qui ne vient guère de la collectivité immémoriale, qui n'est pas celle des « pères », cette création sans ascendance... doit être nécessairement une Raison ».

Or, puisque pour Ortega y Gasset « la vie humaine est nécessairement histoire », la réalité humaine, à cause de son dynamisme et de son historicité, consiste à procéder du passé vers le futur. La seule limite de l'expérience humaine réside pour Otega y Gasset dans le passé. « Les expériences de vie restreignent le futur de l'homme... car l'homme n'a pas une nature, mais... une histoire ».

La signification du combat intellectuel d'Ortega y Gasset, se trouve en somme définie pour une part, par son refus du rationalisme et de l'idéalisme utopique, et pour l'autre, par la critique du monisme dominant de son temps, le prophétisme matérialiste et son eschatologie.

Estimant toujours possible les retours en arrière, l'histoire, loin d'être le lieu de réconciliation de la Raison est, pour Ortega y Gasset « une perpétuelle succession de deux classes d'époques » ; époques de formation d'aristocraties et, avec elles, de sociétés et époques de décadence de ces aristocraties et, avec elles, de désagrégation des sociétés». Rien de plus frappant, que ce diagnostic colporte un dédain pour la période que nous vivons, une période « servile et mystique », signalée par la « lâcheté et la superstition ».

6. La Scène Planétaire : vers une fin de l'Âge idéologique

La coexistence actuelle d'univers mentaux et de cultures-mondes, vivant différem­ment la communauté et la vie, agissant selon les modalités les plus disparates, magiques, sacralisées, laïcisées, rationalisantes et utopiques, cette coexistence hétérogène des valeurs de référence, comporte des segmentations éthico-culturelles multiples. Le champ des agirs socio-politiques est déchiré entre communauté et individualisme, traditions et rationalisme, croyances et modernité, puisqu'il sous-tend plusieurs types de devenirs, jusqu'ici disparates et irréductibles, sous l'empire d'une même universalité historique. La scène du monde est ainsi caractérisée par l'interdépendance croissante de l'huma­nité et par une complexité inégalée des univers physiques et mentaux. Une gestation permanente de la poétique historique annonce des futurs aléatoires et des avènements de mondes incertains et proches, au sens de l'Apocalypse de Saint-Jean.

978842068608.gifImmédiatement, nous observons la fin provisoire de l'âge idéologique et de l'utilisa­tion, bonne ou mauvaise, de celle-ci. Cela ne signifie point leur disparition définitive, car les utopies et les rêves réapparais-sent perpétuellement dans le siècle, et ils en constituent la trame imaginaire. Les sociétés développées ont refusé le fanatisme et le millénarisme, au profit d'une phase d'apaisement de leurs conflits. Elles ne pourront vivre longtemps dépossédées de leurs âmes. Nous assistons sûrement à une accélération du temps, à l'irruption d'un autre univers mental, où les contradictions frontales seront atténuées et les schémas dialectiques ne seront plus en mesure de rendre compte de l'histoire telle qu'elle est. Dans la perspective d'un avenir, où les buts de la vie humaine seront partiellement profanes, tout en demeurant pour une part transcendants, les anciennes croyances ne pourront que réapparaître dans la vie historique.

7. L'Europe et l'Histoire Universelle

À la faveur des grandes découvertes géographiques, précédées par la double révolution, industrielle et française, les sociétés européennes ont pris conscience de leurs particularités et de leurs différences, par rapport aux autres ensembles humains. D'où la réflexion sur la morphologie de l'Histoire Universelle.

Le goût pour les faits de civilisations a suscité un bilan sur le coût social du progrès, ainsi que sur les avantages et les inconvénients de la Modernité. L'opposition de tradition et de raison, d'intellect et d'âme, la dissolution des sociétés traditionnelles, des anciennes hiérarchies et cadres de vie, a fait l'objet de débats inépuisables. En leur sein, le libéralisme et le socialisme ont été deux variantes idéologiques de l'industrialisme naissant, les deux toiles d'un même rêve de libération ou de liberté. Leurs étiques, complémentaires et contradictoires, ont ainsi différemment modulé les thèmes de l'individualisme et du projet collectif. Ils se sont différemment inclinés face à des archétypes idéaux et à des formes plus ou moins poussées de spiritualisation implicite, sans épuiser, ni l'un ni l'autre, la soif assoupie de religiosité et de transcendance.

La vision pluraliste du monde, que suppose l'incohérence du réel et l'anarchie incompatible des valeurs, s'est, tour à tour, opposée à la vision moniste de la réalité, prétendant à la cohérence fondamentale de l'ordre social et, en perspective, à un type d'organisation, fondée sur la synthèse de valeurs compatibles. Or, la variété des civilisations et des croyances et la multiplicité des régimes politiques nous force au constat, exaltant pour les uns et désarmant pour les autres, qu'il ne pourra jamais y avoir de synthèse de valeurs compatibles.

Le temps des conciliations définitives et l'état des réalités planétaires sont irréductibles aux différents types de monismes, philosophiques, scientifiques ou naturels. Seuls la foi, la religion et le rêve puisent dans le domaine de l'unique et de l'ultime. « Toute sorte de métaphysique - dit Durkheim - n'est que le mythe qu'a la société d'elle-même ».

8. Le spirituel, le religieux et le politique face à l'Histoire

De nos jours, l'appel à la religion n'est plus utilisé comme modèle pour expliquer l'architecture transcendante du monde, à la manière des interprétations du sacré et de l'origine révélée de l'Univers, mais pour affermir une identité et une continuité historiques. Le spirituel a fait sa rentrée en politique, à l'Est de l'Europe, comme fait de connais­sance, comme révision critique de l'histoire, comme individualité et particularité du « destin occidental », pour souligner le caractère contingent et passager des solutions politiques ou des formes d'État et de gouvernement. La religion, rejetée dans le silence, devient une garantie de la pérennité des identités culturelles endormies et des droits fondamentaux de la personne humaine.

Un nouveau type d'opposition se creuse entre l'idéologie, comme justification du pouvoir, et le spirituel, comme légitimation authentique de l'autorité et ressourcement des vieilles consciences nationales. Ainsi, le miracle occidental, comme miracle de l'émergence historique de l'individua­lisme, ne correspond plus à une vision du monde, fondée sur des certitudes.

Sans violer les traditions et les âmes, la conception dominante de l'histoire de l'époque contemporaine, et plus particulièrement de la post-modernité, réfute toute sorte de réduc­tionnisme, philosophique, économique ou politique.

portada_el-tema-de-nuestro-tiempo_jose-ortega-y-gasset_201503052051.jpgLibéralisme et religions y apparaissent sous un regard nouveau. Le libéralisme est un corpus doctrinal qui ne prêche pas de certitudes et vit uniquement dans le présent. L'avenir éloigné le laisse insensible, l'histoire lui apparaît profane, le règne de la liberté dépend d'un projet et d'un pari, profondément individuels. Les conceptions, religieuses et libérales, ont toutefois un point commun. Elles fournissent une base pour résister aux tyrannies de l'histoire. Les premières, rappelant la critique permanente du monde et de la contingence, les autres, se référant aux ambitions et aux finalités de la vie humaine, perpétuellement relatives, insyndicales et arbitraires, plongées dans un univers réversible et incertain.

Le monde ne peut adopter l'uniformisation par une seule religion, avec ses prétentions d'universalité et d'absolu et la politique ne peut épouser aucune religion, sauf que pour mieux dominer les âmes, car le propre de la politique, c'est de vivre dans le siècle et d'en résoudre les problèmes. La religion est, par sa nature, exclusive, car celui qui croit en une vérité absolue ne peut considérer qu'il y en ait d'autres dans le monde.

L'histoire n'en est pas à sa fin, comme le prétend Fukuyama, car elle est un théâtre d'évènements, résultant d'une pluralité de principes et de motivations, d'une multitude d'intérêts et de doctrines, irréductibles à une conciliation définitive.

Berceau et en même temps tombeau des philosophies et des idéaux, auxquels sont rapportés le sens des évènements et l'ordre du devenir immanent, l'histoire aura la durée des contradictions de l'humain.

« La conscience de la finitude de tout phénomène historique et de toute situation humaine ou sociale, ainsi que la conscience de la relativité de toute sorte de foi, n'est qu'un pas vers la libération de l'humanité » (Dilthey).

Cette libération ne peut comporter d'apaisements définitifs.

Au regard d'une finalité intelligible, aucune des conditions ou des idéalités qui mènent le monde, n'a une fonction première, aucune ne détermine les autres de façon exclusive, toutes sont ouvertes sur l'ensemble et cet ensemble ne forme jamais un système, ne se fige jamais en une structure, ne peut être ordonné à une loi, à un but ou à un principe. Cette irréductibilité à un principe premier est aussi une irréductibilité à une fin ultime.

9. Modernité, complexité et questionnements

La fin de l'histoire ne sera pas pour demain. Aucun système de concepts ne pourra la réduire à un monisme efficient ou à une dialectique d'opposition irréconciliables.

A l'âge de la complexité, de nouveaux paradigmes s'imposent, pour fonder un nouveau dialogue entre l'homme et la nature, ainsi que de nouvelles possibilités de description et de compréhension de la société. Cet âge de mutation de la rationalité et de la connaissance est en réaction vis-à-vis des canons de la tradition scientifique de type classique, érigée sur des hypothèses et modèles, fermées et réductionnistes.

La fin des matérialismes, traduisant au niveau politique, les conceptions mécanistes et linéaires de la connaissance jadis dominantes, ainsi que d'autres formes de déterminisme, ouvre-t-elle la voie à des révolutions des esprits et des âmes, à des changements promé­théens des leviers de l'espérance humaine?

Le nihiliste refuse les faiblesses de l'espoir et renie à l'ordre existant le mérite de survivre. L'idéaliste est incapable d'accepter le divorce de la vérité et du monde et ne peut exalter que l'éthique de la conviction. Il oscille ainsi entre l'intégrisme négateur de la réalité et l'utopisme du recommencement perpétuel. Le réaliste ne dispose guère de concepts et de théories, clos, définitifs et fixes, mais d'un ensemble de convictions et de coordonnées, par définition innombrables, dispersées dans l'infini inépuisable de l'expérience.

A quelle catégorie d'exhortations ou de projets s'inspireront les énergies de la politique pour guérir le mal séculaire de l'homme ?

Le pessimisme protège des illusions, que le cynisme interdit de cultiver. Or, s'il ne peut y avoir de projet rationnel ou de politique scientifique, peut-il exister d'action politique sans espérance et de prophétie sans illusions ?

A quels buts et à quels dieux veut-il servir l'homme, qui va à la politique en citoyen et au combat pour la liberté en modéré, avec la conviction de servir la cité et non les Princes, qui croit à la solidarité entre les êtres, sans faire de concessions aux passions des foules ou à la foi brûlante des prophètes ?

A quelle République de l'Esprit veut-il obéir, dans la vie et dans l'action, le radical sans tomber dans l'utopie d'une société unifiée, pacifiée et homogène qui, justifiant la corruption inévitable des institutions représentatives, favorise les tentations des despotismes?

Comment établir une hiérarchie entre les valeurs de la science ou de la raison et celles de la vie ou de la passion et comment les inscrire dans le cadre des convictions globales de l'homme?

L'engagement qui éliminerait la raison ou la science de l'horizon de nos choix tomberait dans le relativisme le plus total ; celui qui en ferait un fétiche et un idole, les poserait en substituts d'une croyance religieuse. Or, comment prendre partie en politique, si l'ordre temporel se sécularise totalement et la science élimine la religion et désenchante le monde?

Si l'engagement, politique et métaphysique, devient l'expression d'une condition, faite à l'homme par la connaissance, de dépouiller la totalité de toute signification, l'irrationalité et le probabilisme domineraient le champ de l'historicité et toute perspective d'action collective serait, ainsi dissoute. De quels arguments s'armeront alors les hommes, pour affronter l'avenir et réfuter les prétentions des utopistes ou des prophètes, à déterminer nos valeurs et à nous dicter des conduites au nom d'un futur totalement écrit à l'avance et d'un bonheur collectivement garanti pour toujours ?

En insistant sur les limites des déterminismes, économiques, scientifiques ou religieux, Ortega y Gasset refuse toute hiérarchie des univers spirituels, ordonnés à un but ultime. Homme tragique et, dans le même temps, homme de science, il garde la conviction que la connaissance réserve un espace à la foi, que la « raison » récuse et considère que le champ de la politique est celui où les passions humaines vivent en permanence dans le conflit, que seul le monde spirituel peut transcender, dans une quête, jamais éteinte, d'absolu.

dimanche, 03 mai 2020

Tomislav Sunic: Die entstellte Identität

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Erstmal veröffentlicht  in Volk und Bewegung, 2-2020

Die entstellte Identität

(Bevölkerungsaustausch und Umvolkung nach 1945)

von Dr. Tomislav Sunic

Vermischte Völker und organisierte Masseneinwanderung sind Konzepte kapitalistischer und kommunistischer Ideologen. Der Kapitalismus will den unbegrenzten Waren-, Geld- und Personen- transfer, um den Profit zu erhöhen, der Kommunismus will entwurzelte und manipulierbare Menschen als Proletariatersatz. Beide Ideologien sind Relikte des merkantilistischen 19. Jahrhunderts, leugnen Völker, Rassen und Traditionen. Wiewohl Sieger im Zweiten Weltkrieg, haben sie bei der Gestaltung einer Friedensordnung versagt und versuchen die Welt in den Strudel ihres Niederganges hineinzuziehen. Der kroatische Diplomat und Dozent Tomislav Sunic geht den ideologischen Ursachen nach.

     *  *

Wir müssen zuerst einige Begriffe klären. Worte wie Bevölkerungsaustausch oder Umvolkung werden in der BRD-Medienlandschaft vermieden. BRD-Politiker benutzen meistens das Wort „Flüchtlinge“, wenn sie über die derzeitige Umvolkung reden. Der Sprachgebrauch in der BRD ist ein besonderer Fall, da alle politischen Redewendungen sowie alle politischen Begriffe in der BRD seit 1945 einer neuen Bedeutung unterliegen sollen. Je nach dem herrschenden Zeitgeist, je nach der politischen Sprachregelung werden manche Worte inflationär gebraucht oder vermieden. Die Wahl des Modewortes „Flüchtling“ soll Hilfsbereitschaft wecken. Dieses sentimentale Wort, statt des zutreffenden Wortes Einwanderer oder Migrant, soll die deutschen Nachkriegs-Schuldgefühle wachhalten und das Kriegsziel der ethnischen Vermischung mit außereuropäischen Migranten erreichen. Dies wird mit dem weitgehenden Asylrecht in Art. 16a des Grundgesetzes angesteuert, wobei Art. 16b ignoriert wird, der eine Einreise aus sicheren Drittländern untersagt. Weniger als 5 Prozent sind echte Flüchtlinge oder Vertriebene, aber selbst nach der Ablehnung des Asylstatus werden diese Einwanderer weiterhin geduldet und bezahlt. Die Frage, warum die Emigranten nicht in den benachbarten Ländern mit verwandter Kultur bleiben wollen, nämlich  Jordanien, Türkei, Saudi Arabien, sondern alle nur in Richtung Deutschland gehen, ist längst beantwortet: Hier gibt es die größte Aufnahmebereitschaft und finanzielle Ausstattung. Das Wort Flüchtling ist falsch, das Wort Migrant ist zu abstrakt, das Wort Wirtschaftsflüchtling kaum gebräuchlich.

9781912079391.jpgHinsichtlich der „Umvolkung“ oder des „Bevölkerungsaustausches“ sollte man darauf hinweisen, daß es dies immer schon gegeben hat und immer  geben  wird.  Vor   kurzem  gab es mehrere kleine Bevölkerungs-Austauschaktionen im ehemaligen Jugoslawien, wobei viele Kroaten, muslimische Bosniaken und  Serben in Bosnien ihre ehemaligen Wohnorte verlassen mußten. Vertreibung wäre hier ein besseres Wort für diese Aktion, da dieser Bevölkerungsaustausch in Ex-Jugoslawien mitten im Kriege stattgefunden hat.

In den 1920er Jahren gab es einen großen aber geregelten Bevölkerungsaustausch zwischen Griechenland und der Türkei. Solange ein Bevölkerungsaustausch freiwillig stattfindet, etwa nach einer Volksabstimmung, kann man sie akzeptieren. Das einzige Problem ist die Wortwahl. Anfang des 18ten Jahrhunderts gab es einen friedlichen Bevölkerungsaustausch im Heiligen Römischen Reich Deutscher Nation, wobei Hunderttausende Deutsche nach Ost- und Südosteuropa übersiedelten, nachdem sie dort als Siedler gerufen worden waren. Hier wäre es angemessen, von einer Völkerwanderung zu reden. Zwischen 1944 und 1947 gab es wieder einen gigantischen Bevölkerungsaustausch,  wobei über 12 Millionen Deutsche  gewaltsam  in das geschrumpfte Kerndeutschland vertrieben wurden. Hier ist allerdings der Begriff „Bevölkerungsaustausch“ unangemessen, da die blutige Vertreibung mehr als zwei Millionen Menschenleben kostete. Zudem war Deutschland Ende 1945 kein Schlaraffenland für die Vertriebenen; es war völlig zerbombt. Hier passen vielmehr   die   Worte „Flüchtling“ und „Vertriebene“, da diese Menschen aus dem Osten vor Tod oder Deportation fliehen mußten.  Über die  richtige  Wortwahl  in Bezug auf heutige außereuropäische Neuankömmlinge in der BRD kann man sich tagelang streiten.

Ursachen der Umvolkung

Die heutigen Systemmedien nehmen Fremdenhaß und Gewalttaten, also die Folgen der Masseneinwanderung, zum Anlaß, den Deutschen eine fehlende Bereitschaft zur Aufnahme von Einwanderern zu unterstellen. Viele „Experten“ wollen in bezahlten Studien die Wurzeln des Fremdenhasses analysieren. Nun, diese Wurzeln sind vielfältig. Nicht der Islam und nicht die außereuropäischen Migranten haben eine Schuld an diesem neuen Völkeraustausch. Die Hauptschuld liegt in der Ideologie des Liberalismus, im Multikulturalismus und ihren verschiedenen modernen Ablegern.

Es geht hier auch nicht um einen geheimen Plan von ein paar bösen Leuten oder eine Verschwörungstheorie angesichts des realen Bevölkerungsaustausches, der jetzt in Europa im Gange ist. Es gibt freilich übernationale Gruppen und Lobbies, die von   diesem Völkeraustausch profitieren, was aber nicht heißen muß, daß diese Gruppen alleine geheime Pläne schmieden. Sie folgen vielmehr einem Denkmuster.

Die heutige Umvolkung ist völkerrechtlich im Einklang mit dem liberalistischen Fortschrittsglauben. Dieser Fortschrittsglaube beruht auf dem Grundsatz der unbeschränkten Bewegung von Menschen und Waren, wobei folgerichtig auch Menschen zu Waren werden. Dieser liberalistische Grundsatz ist in UN- und EU-Dokumenten fest verankert. Der Händler oder der Spekulant duldet keine Grenzen und keine Staaten, und schon gar keine Völker, er sieht nur eine anonyme große Konsumgesellschaft. Dem Händler ist es egal, wer sein Kunde ist; ob sein Kunde Inder, Kroate oder Afrikaner  ist  – er will nur Profit machen. Der Zuzug  außereuropäischer  Migranten in die BRD, in die gesamte EU ist die logische Folge der Dynamik des Liberalismus und seines Ablegers Globalismus, und das ist ein Prozess, der schon rund zweihundert Jahre dauert.1) Wir haben die Auswirkung dieser Dynamik schon in der Mitte des 19ten Jahrhunderts gesehen.

9200000079458232.jpgDeswegen ist jegliche Kritik an der Masseneinwanderung ohne eine vorhergehende Kritik am liberalen Handel bzw. am Kapitalismus sinnlos. Und umkehrt. Die kleinen kriminellen Migrantenschlepper, die meistens aus dem Balkan stammen, sind nur ein Abbild der großen Gutmenschen-Migrantenschlepper, die in unseren Regierungen sitzen. Auch unsere Politiker, ob sie in Brüssel oder in Berlin sitzen, befolgen nur die Regeln des freien Marktes.

Auch die Linke irrt sich, wenn sie sich für die Masseneinwanderung ausspricht. Die Migranten  gelten  für die Linken als Ersatzproletariat. Die Linken schieben gerne „Menschenrechte“ vor und behaupten,  daß es keine Unterschiede  zwischen Menschen, Völkern und Rassen gäbe, und daß unsere ethnischen, geschlechtlichen, rassischen oder völkischen Identitäten ein bloßes Sozialkonstrukt seien, die man immer mit einer anderen Identität austauschen könne. Es ist auffallend, daß die linken Weltverbesserer, die ständig von Gleichheit und Austauschbarkeit aller Völker und Menschen träumen,    nie die  enormen Wohlstandsunterschiede zwischen dem globalen Establishment und den Migranten antasten wollen, sondern diese ökonomischen Ungleichheiten hinnehmen. Sie kommen auch nicht auf die Idee, die Fluchtursachen anzuprangern oder eine Hilfe in der Heimat der Migranten zu organisieren (siehe Beitrag „Das Sachs-Konzept“ in Ausgabe 1-2020). Nach Alain de Benoist: „Wer den Kapitalismus kritisiert und gleichzeitig die Einwanderung billigt, deren erstes Opfer  die lohnabhängige  Arbeiterschaft ist, sollte besser die Klappe halten. Wer die Einwanderung kritisiert, aber über den Kapitalismus schweigt, sollte das Gleiche tun“. 2)

Die BRD ist heute ein idealer Migrantenstaat, da sie seit 1945 ein krankes Land mit hochneurotischen Regierungen ist. Wenn man die Lage in der BRD oder in ganz Europa verstehen will, besonders in Bezug auf den Zuzug außereuropäischer Migranten, muß man immer wieder nach 1945 zurückblicken. Die BRD ist seit 1945 ein halb-souveräner Staat. Die von Panik geplagten BRD-Politiker, mit ihrer permanent geschwungenen Nazikeule, haben sich aus der Geschichte verabschiedet und haben dem Begriff des Politischen freiwillig entsagt. Die Schuldkultur der BRD-Etablierten erklärt, warum Deutschland  heute an der Spitze der sogenannten Willkommenskultur rangieren muß.  Deutsche Schuldgefühle gegenüber der ganzen Welt sind aber keine Garantie dafür, daß morgen oder übermorgen ein  feindlicher  Staat der heutigen BRD ein solches philanthropisches und selbsthassendes Verhalten honorieren wird. Wenn ich mich verweigere, meinen Feind als solchen zu benennen, wird das nicht heißen, daß mein Feind dasselbe tun wird. Genau das Gegenteil passiert. Immer mehr Politiker, sowohl europäische als auch außereuropäische, sehen die BRD als einen labilen Sicherheitsfaktor.

Außerdem bedeuten deutsche Gesten der Menschenliebe gegenüber den „Anderen“ längst nicht, daß die Anderen sich auf gleiche freundliche Art morgen gegenüber den Deutschen benehmen werden. Die meisten Leute in Merkels Umfeld sind sich dieser  neurotischen  Lage  in der BRD völlig bewußt; sie glauben jedoch, daß sie die sozialen Spannungen abbauen könnten, indem sie immer weiter dem Selbsthaß frönen und die Rolle des Prügelknaben weiterspielen.

US-Kriege und linker Fortschrittsglaube

Wieder benötigen wir einige Begriffserklärungen. Wir müssen einen wichtigen Unterschied zwischen Anlaß und Ursache der heutigen Migrationsströme erkennen. In jedem Fall sind die Migranten auch Opfer dieses globalistischen-liberalistischen Systems.  Die  wichtigsten  Anlässe zur jetzigen Umvolkung waren gescheiterte amerikanische Kriege am Anfang der neunziger Jahre des vorigen Jahrhunderts im Mittleren Osten und in Afrika sowie der Zusammenbruch des Mythos von guten und intelligenten Dritt-Welt-Ländern einschließlich der linken Fortschrittsprognosen für diese Völker. Die Entkolonialisierung Afrikas und Südasiens hat nicht Stabilität sondern mehr Chaos in Afrika und Asien verursacht. Dies waren die Anlässe für die heutigen Migrationsströme - aber nicht die Ursachen. Die Ursachen des heutigen Völkeraustausches liegen anderswo.

9200000086943706.jpgNatürlich könnte der heutige Bevölkerungsaustausch von jedem europäischen Staat jederzeit gestoppt oder auch rückgängig gemacht werden, solange Politiker Mut zur Macht haben, solange sie politische Entscheidungen treffen wollen, oder anders gesagt, solange sie die Entschlossenheit zeigen, den Zuzug der Migranten aufzuhalten.

Warum fehlt es bei deutschen Politikern am Mut zur politischen Entscheidung in Bezug auf den Einwanderungsstopp? Die Antwort ist leicht zu erraten: Seit dem Ende des Zweiten Weltkriegs fehlt es bei den Politikern in der BRD (aber auch in der EU) am Willen zur Macht. Diplomatisch gesagt, es fehlt ihnen der Begriff des Politischen. Allerdings ist solch unpolitisches Verhalten der heutigen BRD-EU-Politiker völlig im Ein- klang mit ihrem Zweckoptimismus, der aus dem Gründungsmythos des liberalen Systems seit 1945 herrührt. Das apolitische Verhalten der Regierenden in der BRD, in Europa und Amerika ist gar keine Überraschung für uns, da die zugrundeliegende Ideologie des Systems keine politische Souveränität der Völker dulden darf. Demzufolge sind Politiker eher lohnabhängige Angestellte des Systems. Dazu kommt die Angst der neurotischen BRD-Politiker, ihre Entscheidung über eine Abschiebung von Migranten könnte als  Faschismus oder Rassismus gebrandmarkt werden. Das ist ein Stigma, das kein deutscher Politiker über sich ergehen lassen darf.  „Der  Antifaschismus ist eine Fundamentalnorm der politischen Kultur Deutschlands seit 1945.“ 3)

Das verlorene deutsche Ich - oder die BRD-Doppelgänger

Es gibt im deutschen Kulturgeist eine besondere Neigung zur Selbstverleugnung. Diese Selbstverleugnung erzeugt den Typ eines Doppelgängers, der den Andersartigen nachahmt. Wir sehen diesen Typ des Doppelgängers bei vielen Romantikern, wie z.B. in E.T.A. Hoffmanns Novelle „Der Sandmann“, wo sich die Hauptfigur in einen Automaten verliebt, der einer schönen Frau ähnelt. Wir sind heute Zeuge einer solchen Automatenliebe, das heißt des Identitätsverlusts bei vielen Deutschen. Ein Beispiel sind die bußfertigen Pilgerfahrten deutscher Politiker nach Israel. Kanzlerin Angela Merkel hat vor einigen Jahren bei ihrem Besuch in Israel gesagt: „Für uns und auch für die deutsche Seite ist das (Israel) ein Teil unserer Identität.“  Das ist eine pastorale Selbsttäuschung, die häufig bei BRD-Politikern vorherrscht, zumindest in Verbindung mit einem bestimmten Amt. 4)

Über das deutsche politische Doppelgängertum, das sich in Selbsthaß, Selbstzensur, und Hypermoral gegenüber Drittweltbürgern offenbart, kann man lange reden. Diese geistige Beeinträchtigung, die sich  in zersplitterter Identität offenbart, hat der Dichter Gottfried Benn in seinem Gedicht „Verlorenes  Ich“  gut beschrieben. Friedrich Nietzsche hat seinerseits diese angstgetriebene, liberalistisch-weltverbessernde Hypermoral bei vielen deutschen Politikern schon vor fast 150 Jahren erkannt. „Wenn aber Goethe mit gutem Rechte gesagt hat, daß wir mit unseren Tugenden zugleich auch unsere Fehler anbauen, und wenn, wie jedermann weiß, eine hypertrophische Tugend – wie sie mir der historische Sinn unserer Zeit zu sein scheint – so gut zum Verderben eines Volkes werden kann wie ein hypertrophisches Laster: so mag mich nur einmal gewähren lassen“. 5) Diese deutschen Mimikry-Vorgänge, deren wir Zeuge sind, haben heute eine pathologische Grenze erreicht, wobei die BRD-Politiker ihre Gutmütigkeit gegenüber Fremden immer wieder verdoppeln müssen, um damit ihre vorgebliche historische Sünde besser loswerden zu können. Zum großen Teile ist deratige Mimikry Folge der alliierten Umerziehung, deren Ziel es war und noch immer ist, eine neue Menschenart herzustellen. Ja, den „Neuen Menschen“ wollte ja auch der Kommunismus.

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Disponible aux éditions du Lore: http://www.ladiffusiondulore.fr

Es wird oft übersehen, besonders bei den Linken in der  BRD,  daß  die Migranten gar keine homogene Masse darstellen; sie bekriegen sich auch gegenseitig. Unter Annahme einer real entdeutschten BRD werden sich die verschiedenen Bevölkerungsgruppen dann gegenseitig bekämpfen, was jetzt schon sichtbar wird. Hier soll man hinzufügen, daß Rassismus und Fremdenfeindlichkeit nicht nur ein Kennzeichen der Deutschen oder der „weißen Männer“ sind. In Amerika zum Beispiel, gibt es täglich kleine Zusammenstöße zwischen vielen schwarzen und hispanischen Banden. Zudem sind die Amerikaner ostasiatischer und japanischer Abstammung traditionell sehr feindselig gegenüber den Afro-Amerikanern und Latinos eingestellt. Aber derzeit soll nur den Weißen Schuld und Reue eingeimpft werden.

Die heilige Wirtschaftlichkeit

Es gibt in Westeuropa heute keinen einzigen Staat, der noch ethnisch und kulturell homogen ist, wie das noch vor ca. 50 Jahren der Fall war. Anders in Osteuropa. Im Durchschnitt besteht gegenwärtig die Bevölkerung jedes einzelnen westeuropäischen Staates aus ca. 15 % Bewohnern nichteuropäischer  Abstammung. In den USA beträgt dieser nichteuropäische Anteil sogar fast 50 %. Diesbezüglich kann man freilich über eine neues buntes Abendland reden, dessen  Parallelgesellschaften wenig Gemeinsamkeiten haben und früher oder später Unruhen und Kleinkriege zwischen und  inmitten der Neuankömmlinge auslösen werden. Der Grund, daß es derzeit noch keine massiven zwischenrassischen Konflikte in Westeuropa und Amerika gibt, liegt an der Tatsache, daß die USA und Westeuropa noch immer relativ wohlhabende Länder sind deren großzügige Sozialabgaben an außereuropäische Migranten den sozialen Frieden bewahren. Das westliche System und dessen kleiner Ableger, die EU, so wie wir es heute kennen, basiert seit 1945 auf dem Glauben an die „heilige Wirtschaftlichkeit“ , wie es einst von dem deutschen Soziologen Werner Sombart benannt wurde. 6) Dieses System, in dem der Fortschrittsglaube eine neue Religion geworden ist, wird zugrundegehen, sobald diese heilige Wirtschaft kein Heil für ihre multiethnischen Bewohner mehr auszuschütten vermag.

Chroniques-des-temps-postmodernes.jpgDemzufolge stellt sich die Frage, was bedeutet es heute, ein guter Europäer zu sein? Ist ein Bauer im ethnisch homogenen Rumänien oder Kroatien ein besserer Europäer, oder ist ein Nachkomme der dritten Generation eines Somaliers oder Maghrebiners, der in Berlin oder Paris wohnt, ein besserer Europäer?

Man soll auch sehr skeptisch sein gegenüber zahlreichen rechtsorientierten Gruppen in der BRD und Europa, die von einem Krieg gegen Muslime reden. Eines soll hier unterstrichen werden: Wenn ein neuer Bürgerkrieg in der BRD oder Europa ausbricht, wird es kein Krieg lediglich zwischen Europäern und Nicht- Europäern sein. Dieser Krieg wird keine klare Linie zwischen Feind und Freund aufzeigen. Viele linksorientierte Bürger werden auf der Seite der Migranten kämpfen. Hier sollen wir auch klar zwischen Religion und ethnischer Zugehörigkeit unterscheiden. Die meisten Zuwanderer, die jetzt  nach  Europa hineinströmen, sind tatsächlich muslimische Nicht-Europäer. Aber Religion und Nationalität sind keine Synonyme. Es gibt europäische Muslime wie die Bosniaken z.B., aber es gibt auch Muslime in Pakistan oder Somalia. Die haben gar nichts miteinander gemeinsam.

Identitäten erkennen

Die aktuellen nicht-europäischen Migrantenströme aus der Türkei könnten einerseits den Europäern helfen, indem sie sich selbst ihrer gemeinsamen europäischen biokulturellen Wurzeln bewußt werden. Anderseits könnten diese nichteuropäischen Migranten die  uralten zwischen-europäischen Auseinandersetzungen weiter vertiefen. Hier ein Beispiel: Derzeit gibt es ca. 20.000 bis 30.000 außereuropäische Migranten im benachbarten dysfunktionalen Staat Bosnien, wo vor kurzem drei verfeindete europäische Völker - Kroaten, muslimische Bosniaken und Serben - sich bekriegten und nun zusammenleben müssen. Die serbischen Verwaltungsbezirke im serbischen Teil Bosniens wollen diese Migranten nicht behalten, und statt dessen verschieben sie diese an die kroatische Grenze. Die kroatisch-serbische Spannung, die immer noch da ist, kann sich noch vertiefen. Ähnliches kann morgen geschehen, wenn sich z.B. Polen entschließt, Quotenmigranten nicht aufzunehmen, sondern sie der Frau Merkel überläßt. Dann könnten leicht die alten polnisch-deutschen Abneigungen neu geweckt werden.

Hier ist die große Frage für den guten Europäer: Wollen wir weiterhin auf unsere historischen  Kleinstaatereien und Auseinandersetzungen beharren, oder wollen wir unsere gemeinsame Identität verteidigen?

Die Kritik am Islam, wie sie bei vielen Rechten gängig ist, hat auch keinen Sinn, wenn man übersieht, daß die lautesten Befürworter der muslimischen Einwanderung die großen Kirchen, der Papst und die deutschen und amerikanischen Bischöfe sind und nicht die Antifaschisten. Das Christentum ist, ebenso wie der Islam, eine universale Offenbarungs- Religion. Beide kommen aus dem Judentum, das seine Quelle im Orient hat - nicht in Europa.  Der  Zuzug der Migranten wird heute psychologisch und per Gesetz von den Kirchen und dem Vatikan unterstützt und gesteuert. 7) Oft wird die Rolle etwa des höheren katholischen Klerus in Amerika und Europa im Bezug auf heutige außereuropäische Migrantenströme übersehen. Das Verhalten der Kirche steht ohnehin völlig im Einklang mit der christlichen Ökumene, bzw. dem christlichen Universalismus. Der Papst plädierte im Januar dieses Jahres nochmals für die Aufnahme der außereuropäischen Migranten mit den Worten: „Christen sollten den Migranten die Liebe Gottes, die von Jesus Christus offenbart wurde, zeigen, weil dies die Christen der Einheit, die Gottes Wille für uns ist, noch näher bringt". 8)

Um die Wurzeln dieses Bevölkerungsaustauschs und seiner Auswirkungen zu beseitigen, müssen wir demzufolge zunächst kritisch mit den Gleichheitslehren auseinandersetzen. Was wir jetzt im Westen beobachten, ist die endgültige und logische Folge der egalitären und universalen Lehre, die das Christentum seit zweitausend Jahren predigt. Die Lehre von der Gleichheit aller Menschen taucht heute freilich als Metastase in der Ideologie des Liberalismus, des Kommunismus und seiner verschiedenen egalitären und globalistischen Sekten, wie z.B. des Antifaschismus, auf. Sie alle predigen das Ende der Geschichte in einer großen multikulturellen und transsexuellen Umarmung.

Cover-Boek-Sunic.pngDie einzige Waffe, sich gegen den heutigen Völkeraustausch zu wehren, liegt in der Wiedererweckung unseres biologisch-kulturellen Bewußtseins. Ansonsten werden wir weiterhin nur die hohlen Floskeln der christlichen, liberalen oder kommunistischen Multikulti-Ideologie wiederkäuen. So richtig es ist, die Antifa oder den Finanzkapitalismus anzuprangern, dürfen wir nicht vergessen, daß die christlichen Kirchen die eifrigsten Boten des großen Bevölkerungsaustauschs sind.

Fußnoten:

1)   T. Sunic, “Historical Dynamics of Liberalism: From Total Market to Total State”, Journal of Social, Political & Economic Studies (winter 1988, vol. 13 No 4).

2)    Alain de Benoist, „ Immigration: The Reserve Army of Capital“ (übersetzt von T. Sunic), The Occidental Observer, April 2011.

3)   Prof. Dr. Hans-Helmuth Knütter, „Ein Gespenst geht um in Deutschland Deutschland driftet nach links!“ (Hamburg: Die Deutschen Konservativen, 2008).

4)   Siehe auch FAZ, “Verantwortung für die Shoa ist Teil der deutschen Identität“, der 2. Februar, 2005.

5)          F. Nietzsche, Unzeitgemäße Betrachtungen (1893 Berlin: Herausgegeben von Karl-Maria Guth, 2016), S.71.

6)     Cf. Werner Sombart, Der Bourgeois, cf. „Die heilige Wirtschaftlichkeit“; (München und Leipzig: Verlag von Duncker and Humblot, 1923), 137-160.

7)     Cf. T. Sunic, « Non-White Migrants and the Catholic Church: The Politics of Penitence, » The Occidental Observer, April, 2017.

8)       Catholic News Agency, „Papst Franziskus: Migranten willkommen zu heißen, kann Christen vereinen“, den 22. Januar 2020.

 

samedi, 02 mai 2020

C'est par l'émergence de ses peuples que l'Europe survivra

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Robert Marie Mercier:

C'est par l'émergence de ses peuples que l'Europe survivra

Comment comprendre l'évolution de notre continent sans faire recours à l'Histoire ?

"Chaque peuple n'a pas un sang qui lui soit propre; mais il a toujours sa propre culture, le réseau des valeurs morales et esthétiques qui ont été élaborées au cours de siècles et qui constituent la spécificité de sa physionomie. C'est là l'élément qui, même si nous parvenions à des unions politiques plus vastes, telle l'Europe unie, ne sera jamais anéanti et qui distinguera, à l'intérieur de l'Europe, chaque peuple européen... Et il ne doit pas être anéanti car c'est de lui que provient non seulement la force créatrice de chaque société isolée, mais aussi la force de l'union de toutes ces sociétés" (Constantin Tsatsos - Président de la république grecque).

Aujourd'hui chacun s'accorde à penser que le monde est en crise et, quand bien même la pensée dominante voudrait limiter cette crise au seul aspect financier, il est évident que ce n'est que l'épiphénomène d'une crise structurelle du système mondialiste. Pendant des siècles, les peuples ont vécu en conscience de ce qu'ils étaient, de l'héritage qu'ils portaient et du devoir de transmission qui leur incombaient. A cet égard, les artistes étaient l'avant-garde des dépositaires de la mémoire collective des peuples et par cette maintenance de la mémoire la plus longue de véritables éveilleurs de peuples. En ce temps là, on pouvait véritablement parler d'intellectuels organiques. D'ailleurs, c'est en Italie que l'émergence de cette prééminence de la culture sur le politique fut conceptualisée.

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Gramsci s'est intéressé de près au rôle des intellectuels dans la société. Il disait notamment que tous les hommes sont des intellectuels, mais que tous n'ont pas la fonction sociale d'intellectuels. Il avançait l'idée que les intellectuels modernes ne se contentaient pas de produire du discours, mais étaient impliqués dans l'organisation des pratiques sociales. Ils produiraient le sens commun, c'est à dire ce qui va de soi. Ainsi les intellectuels engagés joueraient un rôle majeur en produisant des évidences qui détruiraient le sens commun produit, selon lui, par la bourgeoisie.


Il établissait de plus une distinction entre une « intelligentsia traditionnelle » qui se pense (à tort) comme une classe distincte de la société, et les groupes d'intellectuels que chaque classe génère « organiquement ». Ces intellectuels organiques ne décrivent pas simplement la vie sociale en fonction de règles scientifiques, mais expriment plutôt les expériences et les sentiments que les masses ne pourraient pas exprimer par elles-mêmes. L'intellectuel organique comprendrait par la théorie mais sentirait aussi par l'expérience la vie du peuple.


La nécessité de créer une culture propre aux travailleurs est à mettre en relation avec l'appel de Gramsci pour un type d'éducation qui permette l'émergence d'intellectuels qui partagent les passions des masses de travailleurs. Les partisans de l'éducation adulte et populaire considèrent à cet égard Gramsci comme une référence. On attribue à Gramsci la phrase : « Il faut allier le pessimisme de l'intelligence à l'optimisme de la volonté », la citation exacte est (traduit littéralement de l'italien) : « Je suis pessimiste avec l'intelligence, mais optimiste par la volonté »


La conscience de la mission incombant à l'intellectuel (et donc à l'artiste) dans la société est apparu comme une évidence à un créateur comme Pier Paolo Pasolini. Pier Paolo Pasolini est un écrivain, poète, journaliste, scénariste et réalisateur italien qui est né le 5 mars 1922 à Bologne. Il a eu un destin hors du commun et finira assassiné, sur la plage d'Ostie, à Rome, dans la nuit du 1er au 2 novembre 1975. Son œuvre artistique et intellectuelle est politiquement engagée et a marqué la critique. Doué d'éclectisme, il se distingue dans de nombreux domaines. Connu notamment pour un engagement à gauche, il se situera pourtant toujours en dehors de l'institution. Il sera un observateur féroce des transformations de la société italienne de l'après-guerre. Son œuvre va susciter de fortes polémiques et provoquera des débats par la radicalité des idées qu'il y exprime. Il va se montrer très critique envers la bourgeoisie et la société consumériste italienne émergente en prenant très tôt ses distances avec un certain esprit contestataire de 1968.

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Donc, dans l'Italie de l’immédiat après-guerre, ce fut assurément le poète et metteur en scène Pier Paolo Pasolini qui représentera le mieux la figure de l'intellectuel organique. Pasolini eut cette révélation en se recueillant devant les cendres de Gramsci. Autodidacte et jouissant d'une grande influence au sein du monde artistique transalpin, il devient la clef de voute du cinéma italien illustré par les œuvres de Michelangelo Antonioni, Federico Fellini, Luchino Visconti, Franco Zeffirelli, Vittorio de Sica ou de Luigi Comencini, Pietro Germi, Mario Monicelli, Dino Risi et Ettore Scola. A cette époque, le cinéma italien était un des meilleurs au monde et projettait un œil très critique sur la société moderne déstructurante. Mais, après l'assassinat de Pasolini, l'ensemble du champ culturel italien va être totalement bouleversé.


Dans les années qui suivirent, un ensemble d'innovations technologiques et administratives - la télévision câblée ou la possibilité de créer des chaînes privées financées par la publicité, vont modifier profondément le paysage audio-visuel. L'exemple significatif est représenté par un entrepreneur en bâtiment, Silvio Berlusconi, qui après avoir fait fortune dans l'immobilier, va s'engouffrer dans ce nouveau marché potentiel. En quelques années, ses trois chaînes de télévision (Canale 5, Italia 1, Retequattro), puis la holding financière Fininvest et le groupe de communication Mediaset créés pour les contrôler, ne deviennent pas seulement le premier opérateur privé de la communication dans la Péninsule, mais, surtout, développent le mercantilisme et la pornographie à tous les niveaux de la vie culturelle. C'est l'arrêt de mort du cinéma italien qui, depuis la "libération" (de Païsa de Roberto Rossellini, 1946 à "La pelle" (la peau) de Liliana Cavanni d'après le roman de Curzio Malaparte, 1981) était devenu l'un des plus talentueux de la planète.

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Après cette décadence culturelle (que subirent tous les pays européen, sous l'effet pervers du mondialisme) nous apparait, depuis le début des années 2000, de nouvelles perspectives. Car aujourd'hui, Internet et la révolution numérique permettent aux cultures des nationalités opprimées d'accéder à l'hégémonie par rapport aux systèmes étatisés (voire mondialisés) qui les ont submergées.


On pourrait prendre l'exemple de l'Ecosse où, les réseaux sociaux ont joué un rôle primordial, depuis que l'âge légal du vote pour le scrutin sur l'indépendance a été abaissé à 16 ans. Or, dans cette bataille du web, le camp du oui l'a emporté largement au sein des générations montantes même si, finalement, le non a triomphé du fait, essentiellement, du vote des retraités : les jeunes de 16 et 17 ans ont choisi le oui à 71%, tandis que les plus de 65 ans privilégiaient le non à 73%. Et, pourtant, si c'était, finalement, les nationalistes écossais qui avaient gagné ? Ils vont obtenir encore plus de pouvoirs - alors qu'ils en avaient déjà beaucoup - ce qui ne peut manquer de susciter de nouvelles contradictions chez leurs adversaires à Londres et ailleurs. Une affaire à suivre quand ces générations montantes seront aux affaires…

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Tout aussi intéressant est l'exemple catalan. Le processus d'accès à l'autonomie commence, dans les années 1970, par l'engagement de plasticiens de renom comme Joan Miró, Antoni Tàpies ou Miquel Barceló, qui affirment haut et fort leur "catalanité" (les artistes intellectuels organiques). Ils seront relayés, au niveau des mass-médias, par les chanteurs-compositeurs de la nouvelle chanson catalane (Lluís Llach, avec "L'estaca «). En quelques décennies, un vaste mouvement se développe. Il autorise, peu à peu, la culture catalane à supplanter celle que l'Etat espagnol avait imposée. A partir de là, le gouvernement de Barcelone décidera d'organiser, en toute illégalité par rapport aux lois espagnoles, une consultation électorale (avec une question simple : "Voulez-vous que la Catalogne devienne un Etat ? Dans le cas d'une réponse affirmative, voulez-vous que cet Etat soit indépendant ?") qui sera interdite par l'état central espagnol. Mais, le ver barcelonais est désormais dans le fruit madrilène.

Et la France, me direz-vous, dans tout ça ?

Il faut quand même se souvenir que "la dernière barricade" sur le sol français (ne comptons pas la "révolution d'opérette" de Mai 1968) date, en fait, de Mai 1871 au sein de cette "république une et indivisible".


Déjà, lors de l'insurrection de 1848 qui signe l'échec de la Seconde République, c'est la structure centralisatrice hexagonale (enfin presque hexagonale, puisqu'à cette époque le Comté de Nice et la Savoie n'ont pas encore été annexés) qui va profiter de cet évènement : c'est Napoléon III qui, finalement, tire les marrons du feu de l'insurrection de février et, surtout, de celle, désespérée, du mois de juin suivant. Le 2 décembre 1851, son coup d'Etat militaire installe une chape de plomb sur l'hexagone tout entier. Flaubert va en rendre compte en 1857 : il sera condamné pour "outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs" pour l'avoir écrit Madame Bovary. Quant à Victor Hugo, il devra prendre la route de s'exil : d'abord à Bruxelles puis à Guernesey. Il faudra une défaite militaire de première importance, celle de la Guerre franco-allemande de 1870-71, pour qu'un autre système politique, la Troisième République, puisse voir le jour. Et pourtant, cela était prévisible et inscrit dans les archives historiques de ce pays. Je vais citer, ici, le cardinal de Richelieu, au siège de La Rochelle, en 1627, dont la citation reprise dans son Testament politique paru en 1688 montre bien que la visée globale de ce système centralisateur n’a pas changé depuis trois siècles : "L’autorité contraint à l’obéissance, mais la raison y persuade ". Et, dans ce domaine, la république jacobine ne cède en rien aux monarchies.

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A première vue, cet Etat-nation singulier ne semble pas concerné par ce qui se passe autour de lui. Son équilibre interne a longtemps reposé sur ces trois piliers inébranlables qu’étaient le service militaire, le fisc et l’école communale. De plus, ces institutions avaient uniformisé les comportements des Français et créé un imaginaire collectif dans lequel ils se reconnaissaient: la débrouillardise, le système D antidote à la bureaucratie, les mythiques prouesses amoureuses dont ils se sont toujours glorifié et l'art culinaire. Bref, la cause pourrait être à tout jamais entendue sans que l'élection d'un maire nationaliste dans la principale ville de Corse ou le développement d'un vigoureux esprit entrepreneurial transfrontalier au Pays Basque puissent y changer grand chose. Alors que tous les pays voisins ont, depuis longtemps, mis en place de puissantes communautés régionales (Espagne), une régionalisation dynamique (Italie et Royaume-Uni) ou un véritable système fédéraliste (Suisse, Allemagne et Belgique), la France, de par son exception culturelle, serait elle donc vouée à l'uniformité, au centralisme et à la standardisation ? Pas forcément, même si, il faut en être conscient, ce sera plus dur qu'ailleurs à cause de l'histoire de ce pays qui s'est construit, non par l'adhésion des peuples mais par la conquête et l'annexion de ces mêmes peuples. Cela dit, l'histoire n'est écrite nulle-part et rien n'est éternel.


CLS-rh.jpgJe voudrai, à présent, citer une personnalité incontestable et incontournable, telle que celle de Claude Levi-Strauss: " Car, si notre démonstration est valable, il n'y a pas, il ne peut y avoir, une civilisation mondiale au sens absolu que l'on donne souvent à ce terme, puisque la civilisation implique la coexistence de cultures offrant elles le maximum de diversité, et consiste même en cette coexistence. La civilisation mondiale ne saurait être autre chose que la coalition, à l'échelle mondiale, de cultures préservant chacune son originalité". (Claude Levi-Strauss - "Races et Histoires").


C'est ainsi, alors que les leviers de pouvoir et d'information (?) officiels cherchent à nous démontrer que l'histoire a un sens qui irait vers une cité mondiale unique, que la réalité les rattrape en démontrant le contraire. Cela explique tous leurs efforts et les moyens colossaux développés pour tenter d'infléchir les mentalités dans leur sens.

Malheureusement, les forces centrifuges sont nettement plus fortes, naturellement, que les forces centripètes. La nature a toujours eu tendance à aller vers la diversité et non pas vers l'uniformité. Même si la "machine à broyer les cultures" pendant du "système à tuer les peuples" veut aller à l'encontre de cette tendance naturelle, il y a encore, sûrement, bien des raisons d'espérer. Et, c'est d'ailleurs, véritablement, la seule issue pour l'Europe (je parle ici de notre Vieux Continent et non pas du machin baptisé U.E) de survivre: c'est par l'émergence des toutes ses cultures et la renaissance de ses peuples que notre vieille Europe (et sa civilisation) survivra.

"Rien ne serait plus contraire à la vérité que de voir dans l'affirmation de l'identité culturelle de chaque nation, l'expression d'un chauvinisme replié sur soi-même. Il ne peut y avoir de pluralisme culturel que si toutes les nations recouvrent leur identité culturelle, admettent leurs spécificités réciproques et tirent profit de leurs identités enfin reconnues" (M. Amadou Mahtar M'Bow - directeur général sénégalais de l'UNESCO).

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Mathieu Bock-Côté: « l’université est de plus en plus hostile à un authentique pluralisme intellectuel »

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Entretien: Mathieu Bock-Côté, «l’université est de plus en plus hostile à un authentique pluralisme intellectuel»

Mathieu Bock-Côté : Théoriquement, mais je dis bien, théoriquement, l’université devrait être le lieu du libre examen de toutes les idées, de tous les problèmes, sous le signe d’un savoir qui se sait par définition inachevé, qui n’a jamais la prétention d’être une vérité révélée, définitive, incontestable. Si elle était fidèle à elle-même, elle verrait dans la curiosité intellectuelle une authentique vertu philosophique. Telle n’est pas la réalité, hélas. En philosophie politique comme en sciences sociales, certaines tendances idéologiques qui ne veulent pas se reconnaître comme telles sont absolument hégémoniques et dominent complètement la vie académique. Elles travaillent à exclure ceux qui ne s’y reconnaissent pas et plus encore, ceux qui les défient, en les transformant en parias académiques. De manière plus large, il faudrait parler de l’idéologisation des sciences sociales, qui paradoxalement, prétendent plus que jamais se conformer à une exigence de scientificité tout en contribuant à la normalisation théorique d’abracadabrantes lubies. Ne nous laissons pas bluffer.

MBC-pc.jpgN’oublions pas non plus le rôle de certains groupuscules étudiants associés à l’ultragauche ou à certaines franges extrêmes de « l’antiracisme » ou du « féminisme » qui entendent encadrer la parole sur les campus, en distinguant ceux qui ont le droit de s’exprimer et ceux qui ne l’ont pas. De leur point de vue, la liberté d’expression n’est qu’une ruse « conservatrice » servant à légitimer l’expression de propos haineux ou discriminatoires — c’est ainsi qu’ils ont tendance à se représenter tous les discours qui s’opposent à eux frontalement. Ces groupuscules au comportement milicien n’hésitent pas à verser dans la violence, et pas que verbale, et cela, avec la complaisance d’une partie du corps professoral, qui s’enthousiasme de cette lutte contre les « réactionnaires » et autres vilains. Ils entrainent avec eux des étudiants emportés par une forme d’hystérie collective dont les manifestations font penser à la scène des deux minutes de la haine chez Orwell. Nous pourrions parler d’ivresse idéologique : des idées trop vite ingérées et mal comprises montent à la tête de jeunes personnes qui se transforment en vrais fanatiques.

On comprend, dès lors que l’université est de plus en plus hostile à un authentique pluralisme intellectuel. Cela ne veut pas dire qu’on ne trouve pas de nombreux professeurs qui font un travail admirable, dans le domaine qui est le leur, mais que certaines questions jugées sensibles seront laissées de côté, tant le prix à payer est élevé pour les explorer librement. Évidemment, certains parviennent à se faufiler dans ce système de plus en plus contraignant. Convenons qu’ils ne sont pas si nombreux et qu’ils le seront de moins en moins. Et les jeunes chercheurs qui entrent dans la carrière comprennent vite quelle posture adopter s’ils veulent être admis dans l’institution. Certaines adoptent des positions qui ne sont pas vraiment les leurs, dans l’espoir de donner des gages idéologiques pour favoriser leur reconnaissance institutionnelle. Ils se croient rusés, mais à force de faire semblant, ils finissent par croire à ce qu’ils disent et se laisser piéger par leur propre stratégie. Il vaudrait la peine de relire La pensée captive de Czeslaw Milosz sur la schizophrénie propre aux milieux intellectuels dans les régimes idéocratiques.

Campus Vox : Vous avez écrit un ouvrage sur « l’Empire du politiquement correct » et vous dénoncez au Québec la culture victimaire et les fables des oppressions, pensez-vous que cette culture soit aussi présente en France ?

Mathieu Bock-Côté : Je la dénonce au Québec, certes, mais comme vous l’aurez noté dans mon livre, je la dénonce en France et ailleurs dans le monde. Aucune société occidentale ne me semble épargnée par cette tendance : c’est en se présentant comme la victime du grand méchant homme blanc hétérosexuel de plus de 50 ans qu’on peut accéder à l’espace public aujourd’hui et y obtenir une position favorable, symboliquement privilégiée. Contre lui, tout est permis : il incarne le mal dans l’histoire. Il faut en finir avec lui en démantelant ses privilèges pour qu’un nouveau monde lavé de ses péchés advienne, en renaissant à travers une diversité sacralisée. Il y a une prime à la revendication minoritaire, pour peu qu’elle participe à la dénonciation rituelle d’une civilisation décrétée raciste, sexiste, homophobe, transphobe et ainsi de suite. Chez vous, par exemple, le discours indigéniste se normalise de plus en plus dans le langage médiatique, il se banalise, et à travers lui, on assiste à la racialisation des rapports sociaux, comme on le voit avec cette effrayante manie qui se veut aujourd’hui progressiste de ramener les individus à la couleur de leur peau en les classant dans une petite catégorie identitaire dont ils ne pourront tout simplement plus s’extraire. Mais il n’est pas présent qu’aux extrêmes : certaines figures politiques associées à la majorité présidentielle, en France, parlent ce langage et le placent au cœur de ce qu’on appelle le progressisme.

MBC-mc.pngCampus Vox : Vous évoquez souvent le déconstructivisme, en quoi cette idéologie peut tuer l’université française ?

Mathieu Bock-Côté : Il y a dans la logique déconstructrice une forme de tentation du néant. Elle décrète, en fait, que le réel n’existe pas, que le monde n’est que discours. Il y aurait une plasticité infinie de la matière sociale. On comprend l’idée : si tout peut être déconstruit, tout peut être reconstruit, à partir d’un autre plan. Nous retrouvons la matrice de l’utopisme, à l’origine du totalitarisme. On peut ainsi soumettre le monde à ses fantasmes. Le constructivisme prépare  théoriquement le terrain à une ingénierie sociale de plus en plus ambitieuse et militante. C’est dans cet esprit qu’on en trouve plusieurs, aujourd’hui, pour contester l’existence de l’homme et de la femme, non seulement en rappelant que la signification du masculin et du féminin ont évolué à travers l’histoire, ce qui est incontestable, mais en cherchant à nier l’empreinte même de la nature sur la culture. Et ceux qui refusent de se soumettre à ce discours sont suspectés d’obscurantisme. Comment ne pas voir là une forme de lyssenkisme ? Le réel n’existe plus, c’est même une catégorie réactionnaire, puisqu’il vient limiter la prétention des idéologues à soumettre l’entièreté de la société à leur vision du monde. Il n’est plus possible de chercher à dégager des invariants anthropologiques : ceux qui relèveraient de la terrible pensée de droite ! De ce point de vue, derrière le constructivisme, on trouve un impensé religieux : celui d’idéologues qui se croient démiurges et qui veulent avoir le pouvoir de décréer le monde pour ensuite le recréer dans un acte de pure volonté.

Ajoutons, puisque ce n’est pas un détail, que cela contribue à un terrible appauvrissement théorique des sciences sociales en général et de la sociologie en particulier, dans la mesure où elle ne sait rien faire d’autre que déconstruire, toujours déconstruire, tout déconstruire. Elle en devient terriblement lassante en plus de ne plus rien parvenir à expliquer.

Campus Vox : Dans une de nos vidéos on voit un jeune militant communiste invectiver un jeune militant de la cocarde en lui disant : « vous êtes pour le mérite », comment en est-on arrivé là ?

Mathieu Bock-Côté : Pour certains, le mérite est une fiction libérale cherchant à normaliser sous le signe du succès individuel la reproduction de rapports de pouvoir entre groupes antagonistes, en lutte au sein d’une structure de domination qui avantage les uns et désavantage les autres. Nous retrouvons ici une forme de marxisme primaire, qui pense les rapports sociaux sous le signe d’une guerre civile plus ou moins maquillée par le droit. Dans cette logique, l’individu avec ses efforts, son travail, ses talents, ses limites, n’existe tout simplement plus, et il faut déconstruire la possibilité même de son émancipation, qui serait toujours illusoire, sauf dans certains cas marginaux, insignifiants statistiquement. À cela, il faut répondre simplement en rappelant que la réalité sociale ne se laisse pas comprimer dans une telle théorie et que si nul ne conteste l’existence des déterminants sociaux sur l’existence humaine, il est insensé de postuler qu’ils l’écrasent totalement, surtout dans une société démocratique. Le mérite est l’autre nom donné à la possibilité pour l’individu d’avoir une certaine emprise sur son destin et de s’accomplir. Une société qui congédie cette idée, qui la décrète impossible, fait le choix d’abolir l’individu et la possibilité de son émancipation. Dans le cas de la France, cela consisterait aussi à abolir la meilleure part de l’idéal républicain.

Campus Vox : Il y a peu l’université française était encore épargnée par les dérives des universités nord-américaines, notamment racialistes. On voit bien dans le travail de recherche que l’on a mené et par les témoignages des étudiants que les ateliers non mixtes, les problématiques de races arrivent en force au cœur de l’université, l’exception universaliste française n’est-elle plus qu’un rêve ?

D5pf8YnW4AMNZRy.jpgMathieu Bock-Côté : L’université française était-elle autant épargnée qu’on l’a dit ? Une chose est certaine, la vie intellectuelle française n’était pas épargnée par le sectarisme. Il suffirait de se rappeler l’histoire de l’hégémonie idéologique du marxisme, d’abord, puis du post-marxisme, dans la deuxième moitié du XXe siècle, pour s’en convaincre. Cela dit, il est vrai que la France est aujourd’hui victime d’une forme de colonisation idéologique américaine — on le voit par exemple avec l’application systématique sur la situation des banlieues issues de l’immigration de grilles d’analyse élaborées pour penser la situation des Noirs américains, comme si les deux étaient comparables ou interchangeables. La sociologie décoloniale s’autorise cette analyse dans la mesure où elle racialise les rapports sociaux, évidemment.

La France, plutôt que de devenir une province idéologique de l’empire américain, devrait plutôt chercher à préserver sa singularité — sa remarquable singularité. La France a sa propre manière de penser la culture commune, la nation, les rapports entre les sexes, et tant d’autres domaines de l’existence humaine. Mais ne nous trompons pas : l’universalisme français est un particularisme inconscient de l’être. L’idée que la France se fait de l’universel est liée à son histoire, et plus particulièrement, à l’identité française — chaque peuple, en fait, élabore sa propre idée de l’universel. Il nous faudrait retrouver une certaine idée de la diversité du monde, en nous rappelant que les peuples ne sont pas des populations interchangeables et qu’on ne saurait voir dans les cultures des amas de coutumes superficielles, ne modelant pas en profondeur les comportements sociaux.

Campus Vox : On a vu récemment Caroline Fourest dénoncer cette nouvelle « génération offensée », peut-on dire qu’il y ait une prise de conscience en France de ces nouveaux phénomènes ?

51SFAe8QnDL._SX307_BO1,204,203,200_.jpgMathieu Bock-Côté : Cela fait des années que ceux qu’on appelle les conservateurs (mais pas seulement eux) tiennent tête au politiquement correct et il est heureux de voir qu’ils ont du renfort. Jacques Parizeau, l’ancien Premier ministre du Québec, disait, à propos de ceux qui rejoignaient le mouvement indépendantiste : « que le dernier entré laisse la porte ouverte s’il vous plaît ». Les conservateurs peuvent dire la même chose dans leur combat contre le régime diversitaire. L’enjeu est historique : il s’agit de préserver aujourd’hui la possibilité même du débat public en rappelant que le pluralisme intellectuel ne consiste pas à diverger dans l’interprétation d’un même dogme, mais dans la capacité de faire débattre des visions fondamentalement contradictoires qui reconnaissent néanmoins mutuellement leur légitimité. Ce n’est qu’ainsi qu’on pourra tenir tête à la tyrannie des offensés qui entendent soumettre la vie publique à leur sensibilité, et qui souhaitent transformer tout ce qui les indigne en blasphème. La France n’est pas épargnée par le politiquement correct, mais elle y résiste, en bonne partie, justement, parce qu’elle dispose d’un espace intellectuel autonome d’un système universitaire idéologiquement sclérosé. On peut croire aussi que la culture du débat au cœur de l’espace public français contribue à cette résistance. C’est en puisant dans leur propre culture que les Français trouveront la force et les moyens de résister au politiquement correct

mardi, 21 avril 2020

Tchernobyl, coronavirus: l'Etat face à la catastrophe

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Tchernobyl, coronavirus: l'Etat face à la catastrophe

Par Benoit Comte

La mini-série Chernobyl expose avec un réalisme certain les causes et les conséquences de l’explosion du réacteur n°4 de la Centrale nucléaire de Tchernobyl survenue le 26 avril 1986. Cependant, le visionnage récent de ces 5 épisodes nous a laissé perplexe.

En effet, cette production grand public, par les thèses qui y sont soutenues sur les responsabilités des uns et les actions des autres, nous révèle deux écueils majeurs de notre civilisation occidentale : l’un prend la forme d’un impensé quand l’autre n’est que l’expression d’un inconscient des plus naïfs.

Nous ne ferons donc aucune considération esthétique sur l’œuvre elle-même et ne révélerons pas les rebondissements de l’intrigue, mais développerons quelques remarques qui entrent en résonance particulière avec la crise sanitaire actuelle causée par la pandémie de maladie à coronavirus.

 1. L’origine du désastre

Financée par deux maisons de production américaine et anglaise, l’œuvre dont nous parlons offrait à l’anticommunisme primaire une belle occasion d’expression. Sans surprise, on assiste au procès du communisme en général et de la société soviétique en particulier, véritable « système du mensonge », incapable de se regarder en face pour ce qu’elle est vraiment ni de se remettre en cause, le népotisme prévalant sur toute autre logique. Ce jugement, bien qu’il recouvre une part de vérité, ne nous semble pas aller au cœur du problème, sachant qu’une constatation similaire pourrait être faite de nos brillantes institutions actuelles, françaises et européennes.

cherno.jpgNon, le fond du problème est ailleurs et nos sociétés libérales souffrent de la même faiblesse que le système soviétique, à savoir celle à laquelle toute société complexe, au sens que Joseph Tainter donne à ce terme dans L’Effondrement des sociétés complexes, doit faire face lorsqu’elle se retrouve confrontée à une crise de grande ampleur. De ce point de vue, les sociétés complexes sont vues comme des organisations de résolution de problèmes qui sont toutes invitées à trouver une solution à une équation insoluble : ces problèmes appellent des solutions de plus en plus coûteuses à mesure que la société se complexifie. Il s’agit là de la décroissance du rendement marginal, soit la diminution du rendement par unité supplémentaire d’investissement. C’est la loi d’airain du déclin civilisationnel…

Toutes les économies modernes hautement intégrées (et donc interdépendantes) sont ainsi confrontées aux mêmes défis et aux mêmes crises potentielles : c’est là le grand impensé de notre temps.

Et là où réside la différence, c’est que l’URSS, malgré tous ses travers, avait encore un état digne de ce nom qui n’obéissait pas uniquement à des motifs idéologiques ou à des logiques de marchés déterritorialisés. Pour gérer une crise de cette ampleur et, passés les premiers instants de déni, rappelons que l’URSS a quand même mobilisé plus de 600 000 personnes pendant plusieurs mois (plusieurs années pour certains d’entre eux), sacrifié des millions de tonnes de matériels militaires et civils et relocalisé les 115 000 personnes résidant dans un rayon de 30 km autour de la catastrophe nucléaire. Quel État occidental serait aujourd’hui capable de mener une telle politique de salut public ?

 2. La résistance s’organise

Revenons à la mini-série. Les « méchants » et les « tyrans » y sont incarnés par les membres de l’État-parti quand les « gentils » et les « résistants » se trouvent… chez les scientifiques ! Véritable force d’opposition au mensonge, ces êtres qui ont pour métier de rechercher la vérité dans un domaine précis auront évidemment la même attitude lorsqu’ils devront agir dans la sphère publique, au mépris des conséquences personnelles plus ou moins désagréables que leurs prises de position pourraient leur faire encourir.

Cette représentation naïve, bien évidemment fausse, nous révèle cette fois l’inconscient qui sous-tend notre civilisation occidentale : la société n’y est plus conçue que comme un système technologique dont la réponse aux questions qui se posent n’a plus à faire débat, mais nécessite la consultation d’un expert dont on exécutera les recommandations. C’est bien évidemment le scientifique, ce héros des temps modernes, qui représente dans notre inconscient l’archétype de l’homme soucieux de vérité à qui l’on devrait se référer, plutôt qu’aux passions des foules et aux décisions impétueuses d’une caste politicienne plus intéressée à sa propre quête de pouvoir qu’à l’intérêt général. La réalité historique était toute autre : l’URSS a produit un nombre important de scientifiques de très haut niveau dont la plupart étaient tout à fait alignés sur la politique du Parti.

Là encore, nous devons prendre du recul. Comme toute la philosophie politique nous l’a enseigné depuis l’Antiquité, le but le plus élevé qu’une collectivité politiquement instituée puisse atteindre est justement de s’assigner une fin commune, considérée comme un bien et poursuivie en tant que telle par une communauté de destin. Cette leçon, récemment rappelée par un Castoriadis en France ou les penseurs communautariens aux États-Unis, s’est depuis noyée dans les « eaux glacées » de la gouvernance, du management et de l’ingénierie sociale.

La question de la finalité politique n’existe plus, seule la roue incessante des problèmes immédiats à résoudre continue à tourner, indéfiniment…

 3. Et maintenant ?

Nous vivons dans une société complexe qui a été bâtie par l’action conjointe de l’État et du marché, chacune ayant leur logique propre. La première de ces deux entités n’étant plus que l’ombre d’elle-même, comment la prochaine crise de grande ampleur sera-t-elle traversée et quelles en seront les répercussions ?

Pierre Legendre, dans son Fantômes de l’État en France, fait la généalogie de cette institution de pouvoir central et nous aide à en comprendre le dépérissement. Dans notre pays, l’idée nationale est inséparable de la forme étatique et la vitalité du lien social en est grandement tributaire.

Acculé qu’il est par les assauts du management, ce « montage fiduciaire » multiséculaire est au plus mal et l’on peut réellement s’interroger, avec inquiétude, sur la façon dont la crise sanitaire actuelle sera traversée. En ressortirons-nous vainqueur ou plutôt fragilisé, voire vaincu ? Sommes-nous en train d’assister à l’instant de vérité d’un système à bout de souffle ?

Affronter un défi de la taille d’une pandémie mondiale nécessite des ressources matérielles considérables du fait de la nature du système économique dans lequel nous évoluons, et une foi dans les capacités d’action administratives de l’État, expressions concrètes du pouvoir. L’on aura compris que ces deux dimensions sont aujourd’hui particulièrement fragilisées.

Avec un peu de provocation et un brin de malice, on pourrait même se demander si l’amateurisme de nos gouvernants ne réussirait pas l’exploit de nous faire regretter un état fort et autoritaire, tel celui commandé par les soviétiques, au moins capable d’actions effectives en temps de crise…

dimanche, 19 avril 2020

Pourrissement des élites : pour une analyse du cas français...

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Pourrissement des élites : pour une analyse du cas français...
par Denis Collin
Ex: http://www.metapoinfors.hautetfort.com

Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Denis Collin, cueilli sur le site La Sociale et consacré à la décomposition accélérée des élites françaises. Agrégé de philosophie et docteur ès lettres, Denis Collin est l’auteur de nombreux ouvrages consacrés à la philosophie, à la morale et à la pensée politique, dont Introduction à la pensée de Marx (Seuil, 2018) et Après la gauche (Perspective libres, 2018).

Pourrissement des élites

Pour une analyse du cas français

Il n’y a pas de société sans élite. Ce cons­tat est désa­gréa­ble pour tous ceux qui, comme moi, tien­nent l’égalité pour une vertu fon­da­men­tale. Mais c’est un fait. Nous ne pou­vons guère nous passer de chefs capa­bles de pren­dre des bonnes déci­sions sans trop ter­gi­ver­ser, de pen­seurs qui voient un peu plus loin que le bout de leur nez. Aucun État ne peut se passer d’un corps de fonc­tion­nai­res com­pé­tents, intè­gres et connais­sant les lois et les tech­ni­ques de l’admi­nis­tra­tion. Qu’on le veuille ou non, toutes ces tâches ne peu­vent être exer­cées par tous. Pour deve­nir un bon méde­cin, il faut beau­coup de temps et de connais­san­ces et per­sonne ne peut s’impro­vi­ser méde­cin.

Le pro­blème est bien connu : com­ment conci­lier l’idéal démo­cra­ti­que avec la néces­sité que les élites gou­ver­nent de fait. Il doit demeu­rer un libre jeu, conflic­tuel, entre le peuple et les grands, pour parler comme Machiavel. Les lois fon­da­men­ta­les doi­vent être adop­tées par le peuple tout entier et les élites doi­vent être élues par le peuple et doi­vent lui rendre des comp­tes. La répu­bli­que idéale n’a pas d’autres prin­ci­pes. Le pro­blème tient à ce que dans une société divi­sée en clas­ses socia­les aux inté­rêts diver­gents et même anta­go­nis­tes, les élites sont sélec­tion­nées par leur com­pé­tence, mais aussi et sur­tout par leur ori­gine sociale. Ceux d’en haut finis­sent en haut ! Vilfredo Pareto a consa­cré un tra­vail monu­men­tal à cette ques­tion en mon­trant les dif­fi­cultés de la sélec­tion des élites et la néces­sité de la cir­cu­la­tion des élites.

Si nous reve­nons main­te­nant à la situa­tion fran­çaise, il faut faire un cons­tat ter­ri­ble : celui de la décom­po­si­tion accé­lé­rée des élites. En rajeu­nis­sant le per­son­nel poli­ti­que et en contri­buant à l’éjection d’une bonne partie de la vieille classe poli­ti­que, le macro­nisme a mis en lumière l’extra­or­di­naire effon­dre­ment du niveau intel­lec­tuel des élites ins­trui­tes dans notre pays. La bêtise crasse, la vul­ga­rité, l’absence de tout sens moral et l’incom­pé­tence acca­blante domi­nent ces nou­vel­les élites, cette classe des « cré­tins éduqués » si bien carac­té­ri­sée par Emmanuel Todd. Chaque jour, pres­que chaque heure, un des per­son­na­ges haut placés du gou­ver­ne­ment pro­fère quel­que énormité qui va ali­men­ter les réseaux sociaux. La porte-parole du gou­ver­ne­ment, Sibeth Ndiaye excelle dans ce domaine, mais elle s’est tout sim­ple­ment mise dans les pas de son « Jupiter » dont les peti­tes phra­ses sur les gens qui ne sont rien, les chô­meurs qui n’ont qu’à tra­ver­ser la rue, etc. ont donné le ton géné­ral. Lallement et Castaner, Aurore Bergé et Amélie de Montchalin, Élisabeth Borne qui les a dépas­sées (les bornes) en niant la néces­sité pour les éboueurs d’avoir des mas­ques, cette dépu­tée LREM, méde­cin de son état, qui affirme que gou­ver­ne­ment a volon­tai­re­ment menti sur les mas­ques pour mieux obli­ger les Français à se laver les mains : la gale­rie des mons­tres n’en finit pas.

Trransformations sociales du mode de production capitaliste

Il serait absurde de penser qu’un hasard malen­contreux a permis à cette assem­blée de pren­dre le pou­voir. Contrairement à l’idée que 99 % des citoyens s’oppo­se­raient à 1 % de salo­pards, il faut admet­tre que la stra­ti­fi­ca­tion sociale, les modes de for­ma­tion et l’évolution tech­no­lo­gi­que ont pro­duit ces gens.

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La France, c’est bien connu main­te­nant et nous le véri­fions cruel­le­ment ces jours-ci, est un pays lar­ge­ment désin­dus­tria­lisé — à la dif­fé­rence de nos voi­sins alle­mands et ita­liens (on oublie que la deuxième puis­sance indus­trielle de l’UE n’est pas la France, mais l’Italie). La désin­dus­tria­li­sa­tion affai­blit le poids des élites scien­ti­fi­ques et tech­ni­ques. À l’époque des Trente Glorieuses, l’appa­reil d’État était dominé par les « grands corps » issus des pres­ti­gieu­ses écoles d’ingé­nieurs (Polytechnique, Mines, Ponts et Chaussées). Ces gens n’étaient for­cé­ment des modè­les d’huma­nisme ni d’huma­nité, mais au moins on peut pré­su­mer qu’ils savaient de quoi ils par­laient. En outre, leur exis­tence sociale dépen­dait de l’exis­tence d’une indus­trie forte et de la péren­nité des orien­ta­tions stra­té­gi­ques de l’État. L’orien­ta­tion vers les ser­vi­ces et le com­merce au détri­ment de l’indus­trie date de Giscard d’Estaing, grand euro­péiste. Elle sera pour­sui­vie par Mitterrand, en dépit de vel­léi­tés contrai­res entre 1981 et 1983 et par tous les gou­ver­ne­ments suc­ces­sifs depuis. Macron n’est que l’abou­tis­se­ment d’un héri­tage par­ti­cu­liè­re­ment lourd.

La délo­ca­li­sa­tion mas­sive de la pro­duc­tion vers les pays à bas coûts de main-d’œuvre se pro­jette dans l’ensem­ble du corps social. Les ouvriers et les tech­ni­ciens de l’indus­trie ont vu leurs effec­tifs fondre. Des pans entiers de l’indus­trie (tex­tile, sidé­rur­gie, électroménager) ont qua­si­ment dis­paru. Les auto­mo­bi­les « fran­çai­ses sont mas­si­ve­ment fabri­quées en dehors de nos fron­tiè­res, notam­ment pour les peti­tes cita­di­nes et gammes moyen­nes sur les­quel­les la marge de profit est plus faible quand elles res­tent fabri­quées en France. Est appa­rue une nou­velle classe moyenne supé­rieure de mana­gers, com­mer­ciaux, com­mu­ni­cants, DRH, etc. dont les com­pé­ten­ces tech­ni­ques et scien­ti­fi­ques sont net­te­ment moin­dres, mais dont l’arro­gance sur­passe bien vite les pires des anciens élèves de l’X. Cette classe moyenne supé­rieure mène une vie aisée. Ses enfants trus­tent les bonnes écoles. Elle parle sys­té­ma­ti­que­ment une langue qui mélange des restes de fran­çais avec le glo­bish. Elle com­porte plu­sieurs mil­lions d’indi­vi­dus. Certains sont direc­te­ment des pro­fi­teurs de ce nou­veau sys­tème et beau­coup d’autres sont seu­le­ment des aspi­rants, mais qui veu­lent y croire parce qu’ils pen­sent qu’ils le valent bien. Cette classe supé­rieure (entre la moyenne supé­rieure et la vrai­ment supé­rieure) est géné­ra­le­ment “pro­gres­siste” : elle aime le “high tech”, les voya­ges, la com­mu­ni­ca­tion et ne sou­haite pas trop s’encom­brer de res­tric­tions. Elle est aussi sou­vent sym­pa­thi­sante de la cause ani­male, et elle est favo­ra­ble au mul­ti­cultu­ra­lisme avec d’autant plus de fer­veur qu’elle vit dans ses pro­pres quar­tiers, notam­ment les cen­tres-villes “gen­tri­fiés”. Point commun : la haine des “gilets jaunes”, ces ploucs qui fument et rou­lent au gazole, comme l’avait dit un cer­tain ancien minis­tre, le sieur Benjamin Grivaux, dis­paru pré­ma­tu­ré­ment de la scène poli­ti­que pour avoir voulu faire concur­rence à Rocco Siffredi…

Des socio­lo­gues comme Christophe Guilluy ou des poli­to­lo­gues comme Jérôme Sainte-Marie ont com­mencé d’ana­ly­ser ces trans­for­ma­tions socia­les, mais c’est un tra­vail qu’il fau­drait pour­sui­vre afin d’en com­pren­dre toutes les impli­ca­tions.

L’éducation nouvelle et la fin de la culture générale

La culture géné­rale a tou­jours eu pour fina­lité la for­ma­tion intel­lec­tuelle des clas­ses domi­nan­tes. De Gaulle le disait clai­re­ment : “La véri­ta­ble école du com­man­de­ment est la culture géné­rale. Par elle, la pensée est mise à même de s’exer­cer avec ordre, de dis­cer­ner dans les choses l’essen­tiel de l’acces­soire (…) de s’élever à ce degré où les ensem­bles appa­rais­sent sans pré­ju­dice des nuan­ces. Pas un illus­tre capi­taine qui n’eût le goût et le sen­ti­ment du patri­moine et de l’esprit humain. Au fond des vic­toi­res d’Alexandre, on retrouve tou­jours Aristote.” Tout est dit ! C’est pour cette raison que le mou­ve­ment ouvrier tra­di­tion­nel a tou­jours reven­di­qué pour les pro­lé­tai­res l’accès à cette “école du com­man­de­ment”. Dans les écoles de for­ma­tion des partis “marxis­tes” on fai­sait lire Marx et Engels, mais aussi Balzac et Hugo. On y véné­rait l’his­toire autant que la poésie.

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À partir du moment où le gou­ver­ne­ment cède la place à la gou­ver­nance, où la com­mu­ni­ca­tion enva­hit tout le champ public autant que privé — ce qui com­mence au début du XXe siècle — la culture géné­rale authen­ti­que n’est plus d’aucune uti­lité. Symbolique : la sup­pres­sion de l’épreuve de culture géné­rale à l’entrée de Sciences Po Paris — une école “pres­ti­gieuse” qui depuis long­temps n’était le plus sou­vent que “science pipeau”. La poli­ti­que n’a plus besoin de culture, comme la direc­tion de l’indus­trie n’a plus besoin d’ingé­nieurs. Une classe diri­geante culti­vée peut être aussi cruelle et cyni­que qu’une classe diri­geante inculte — si la culture avait un rap­port quel­conque avec le bien, on le sau­rait. Mais une classe diri­geante inculte n’a aucun sens des pers­pec­ti­ves d’avenir, y com­pris de son propre avenir. L’ensei­gne­ment des vertus ayant com­plè­te­ment dis­paru, il ne peut plus en émerger quel­que grand homme, quel­que vision­naire.

Toutes les “réfor­mes” de l’école depuis 1968 ont eu comme prin­ci­pale fina­lité l’abais­se­ment du contenu des dis­ci­pli­nes ensei­gnées, entraî­nant l’indif­fé­rence crois­sante à l’idée de vérité objec­tive. Tout bon com­mu­ni­cant le sait : la vérité n’existe pas, elle n’est que ce que l’on par­vient à faire croire. La péda­go­gie n’est rien d’autre qu’une tech­ni­que de per­sua­sion. L’idée n’est pas neuve. Elle est propre au sys­tème tota­li­taire, ainsi que l’a bien montré Hannah Arendt — on peut lire avec profit son livre sur Du men­songe à la vio­lence. La fin de la culture géné­rale impli­que également la fin du rap­port au passé. Ce qui est ins­crit d’une manière ou d’une autre dans l’idéo­lo­gie du “pro­gres­sisme” s’impose avec d’autant plus de per­fi­die qu’on mul­ti­plie les com­mé­mo­ra­tions qui n’ont pas d’autre fin que de réé­crire le passé, comme le fait Winston dans 1984.

L’élite gou­ver­nante réunie der­rière la figure de Macron — on a main­tes fois raconté com­ment Macron a été choisi par l’élite tant étatique (ins­pec­tion des finan­ces) que capi­ta­liste — est à la fois inculte (il suffit d’avoir entendu Macron essayer de s’élever spi­ri­tuel­le­ment pour com­pren­dre pour­quoi il n’a pas passé l’agré­ga­tion de phi­lo­so­phie) et douée pour le bara­tin. Ils font tous imman­qua­ble­ment penser à un ven­deur de voi­tu­res d’occa­sion, ce qui est un peu injuste pour les ven­deurs de voi­tu­res d’occa­sion. Dans l’atti­tude de ces gens dans la crise du coro­na­vi­rus il y a une part d’affo­le­ment devant une situa­tion qui les dépasse, parce qu’il faut faire autre chose que de la com­mu­ni­ca­tion et que les manuels de réso­lu­tion de pro­blè­mes n’indi­quent pas la pro­cé­dure à suivre.

Ce qui atteint les clas­ses domi­nan­tes rejaillit sur les clas­ses domi­nées. On le sait depuis long­temps, ce sont sou­vent les intel­lec­tuels issus des clas­ses domi­nan­tes qui ont apporté leurs armes aux domi­nés. Marx et Engels n’étaient pas des gros pro­duc­teurs de plus-value ! Au lieu de ces mou­ve­ments des clas­ses domi­nan­tes vers les clas­ses popu­lai­res, nous avons aujourd’hui une “rébel­lion” orga­ni­sée, patron­née, finan­cée par les grands capi­ta­lis­tes qui y voient une oppor­tu­nité com­mer­ciale autant qu’une idéo­lo­gie par­fai­te­ment adé­quate à leur monde, les mou­ve­ments “anti-dis­cri­mi­na­tion” de tous les cin­glés de la Terre, fémi­niste 2.0, LGBTQ+++, déco­lo­niaux de tous poils et amis des isla­mis­tes qui trus­tent les postes à l’Université, orga­ni­sent les col­lo­ques les plus déments sur fonds publics et orga­ni­sent la chasse aux sor­ciè­res contre ceux qui gar­dent un peu de bon sens.

La destruction du sens moral

Ce qui a dis­paru, ainsi que l’a très bien montré Diego Fusaro, c’est la “cons­cience mal­heu­reuse”, c’est-à-dire l’exis­tence au sein de la classe domi­nante de la cons­cience de la contra­dic­tion entre les idéaux intel­lec­tuels et moraux au nom des­quels elle a ins­tauré sa domi­na­tion (liberté, égalité, fra­ter­nité) et la réa­lité de cette domi­na­tion. Tous ces res­sorts de la vie sociale qui expri­ment la “force de la morale” [1] ont été pro­gres­si­ve­ment sup­pri­més. Entre un mora­lisme puri­tain et anxio­gène et la des­truc­tion du “Surmoi” (au sens freu­dien), on aurait dû trou­ver une juste mesure. La cri­ti­que du mora­lisme s’est trans­for­mée en cri­ti­que de la morale et en apo­lo­gie du “style décom­plexé”. Sarkozy avait fait l’éloge de la “droite décom­plexée”. Que veut dire “être décom­plexé” ? C’est assez simple : mentir sans même avoir honte quand on se fait pren­dre la main dans le sac, n’avoir aucune com­pas­sion réelle pour les plus fai­bles, sauf, si c’est utile de mani­fes­ter une com­pas­sion feinte qui n’entraîne aucune action, mépri­ser ceux qui se trou­vent plus bas dans l’échelle sociale (les fameu­ses “gens qui ne sont rien”), et plus géné­ra­le­ment refu­ser toute contrainte d’ordre moral et consi­dé­rer que la réus­site en termes d’argent est le seul cri­tère qui vaille. Dans un tel monde, la cor­rup­tion et les passe-droits sont nor­maux. Un Benalla est pro­tégé et peut faire ce qu’il veut. Les titu­lai­res de fonc­tions poli­ti­ques se consi­dè­rent comme les pro­prié­tai­res des lieux qu’ils occu­pent — voir le couple Macron à l’Élysée. Cette pour­ri­ture se pro­page de haut en bas — la sou­mis­sion totale ou pres­que de la magis­tra­ture au pou­voir exé­cu­tif en est un exem­ple. “Le pois­son pour­rit par la tête” dit un pro­verbe.

Certes, rien de tout cela n’est vrai­ment neuf. Les scan­da­les émaillent la vie de toutes les répu­bli­ques. Mais ce qui est nou­veau, c’est qu’il n’y a même plus de scan­dale. L’immo­ra­lisme a pignon sur rue et ceux qui invo­quent la morale ne sont plus craints, mais trai­tés comme des niais incu­ra­bles, reli­quats du “monde d’avant”. On a léga­lisé l’eutha­na­sie obli­ga­toire pen­dant cette crise sani­taire sans qu’il y ait le moin­dre débat et sans qu’on entende la moin­dre pro­tes­ta­tion. La vie humaine a un coût, n’est-ce pas. Et si cela passe aussi faci­le­ment, c’est que les esprits sont pré­pa­rés depuis long­temps, parce que, depuis long­temps, règne le “tout est pos­si­ble” — un slogan dont Hannah Arendt avait montré qu’il est un des slo­gans du sys­tème tota­li­taire.

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Tous les pays d’Europe ne sont pas également atteints par ce mal qui décom­pose les élites fran­çai­ses. Le contrôle de la morale publi­que reste assez fort dans les pays pro­tes­tants d’Europe du Nord. Plus géné­ra­le­ment, le par­le­men­ta­risme aide à réfré­ner les déli­res des puis­sants, y com­pris dans un pays où la cor­rup­tion est endé­mi­que comme l’Italie. La France qui se pensa jadis comme le phare intel­lec­tuel et poli­ti­que de l’Europe, est aujourd’hui dans la pire des situa­tions. “Ma France”, celle de Jean Ferrat peine à sur­vi­vre sous le tas de fumier de la caste. Pourtant, il reste un peu d’opti­misme. Emmanuel Todd dit les choses à sa manière : les clas­ses supé­rieu­res ont bloqué l’ascen­seur social, donc les meilleurs éléments des clas­ses popu­lai­res res­tent “en bas” et donc logi­que­ment la bêtise se concen­tre en haut ! Voilà où est l’espoir.

Denis Collin (La Sociale, 5 avril 2020)

Note :

[1] Voir La force de la morale par Denis Collin et Marie-Pierre Frondziak, à paraître à l’automne 2020 aux éditions « Rouge et Noir ».

mardi, 14 avril 2020

La conception de la nation de Fichte

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La conception de la nation de Fichte

Le philosophe Johann Gottlieb Fichte, né à Rammenau, près de Dresde, en 1762, et décédé à Berlin, en 1814, est une des grandes figures de l’Idéalisme allemand, aux côtés d’Emmanuel Kant (1724-1804), de Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831) et de Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling (1775-1854).

Parmi les productions littéraires les plus connues de Fichte figurent les Discours à la nation allemande, tenus durant l’hiver 1807-1808, alors que les armées de Napoléon occupent la Prusse, à Berlin et publiés en 1808 dans cette ville. Ils visent à réveiller le sentiment national allemand et à la réalisation d’un État regroupant les Allemands.

Au sein de l’introduction de la tr411000640.jpgaduction française parue en 1992 à l’Imprimerie Nationale à Paris(1) et réalisée par le philosophe français, né en 1948, Alain Renaut, ce dernier se pose la question de la conception de la nation mise en avant par Fichte : celle née de la Révolution française, qui considère que le Tiers état la constitue, ou celle du romantisme allemand, « dont on a parfois soutenu qu’elle avait émergé avec la notion herderienne(2) de Volksgeist »,(3) qui veut que seuls les descendants de membres de la nation appartiennent à cette dernière ?

La nation révolutionnaire

« Plutôt qu’un corps auquel on appartient, la nation révolutionnaire est un édifice que l’on bâtit à partir d’un lien contractuel, qu’il faut donc penser en termes de volonté. La nation désigne ici l’ensemble des sujets contractants et décidant de remettre le pouvoir à la volonté générale. Ainsi Robespierre, en mai 1790, s’appuie-t-il sur une telle idée pour récuser que le roi soit un ‘’représentant de la nation‘’ : il en est, dit-il, le ‘’commis et le délégué‘’, détenteur de ‘’la charge suprême d’exécuter la volonté générale‘’. Politiquement, l’horizon de l’idée de nation, entendue sur ce mode, est donc la communauté démocratique, définie par l’adhésion volontaire à des principes publiquement programmés, tels que ceux de la Déclaration des droits de l’homme. Et il faut préciser que, dans cette logique, il n’y a par le monde plusieurs nations que parce qu’il y a plusieurs régimes politiques, dont les principes ne sont pas tous ceux de la démocratie et de l’État de droit : la différence entre nations est politique, donc de fait, et non pas naturelle, donc de droit, je veux dire : infrangible. »(4)

En conséquence, la frontière marque la limite de l’application du contrat social et n’est pas une limite territoriale ou ethnique. L’appartenance nationale n’est pas une détermination naturelle, mais « un acte d’adhésion volontaire à la communauté démocratique ou au contrat social. »

« La nationalité se résorbe ainsi dans la citoyenneté et elle se définit moins comme un lien affectif que comme une adhésion rationnelle à des principes ; la patrie, au sens révolutionnaire du terme, c’est la communauté démocratique en tant que patrie des droits de l’homme, et si les citoyens sont des ‘’enfants de la patrie‘’, c’est avant tout en tant qu’ils constituent les héritiers de la Révolution – l’héritage se définissant précisément comme celui des droits de l’homme. »(5)

fichte.jpg« Si la nationalité procède d’un acte d’adhésion volontaire, l’accès à cette nationalité relève d’un libre choix : dans la logique révolutionnaire, il suffit de déclarer son adhésion aux droits de l’homme et, à partir de 1791, à la Constitution, pour devenir français.(6)

Une demande d’adhésion peut dans cette optique être imposée, mais ne conduit pas à un refus. Le citoyen peut aussi, toujours selon cette vision, perdre la nationalité à partir du moment où il décide de ne plus adhérer à ces valeurs.

Jusqu’en 1799, Fichte se dit français, « sans d’ailleurs, à son vif désespoir, rencontrer quelque écho du côté de l’administration républicaine. »(7)

La nation issue de la Révolution française est donc amenée à englober l’ensemble des individus de la planète, lorsque ceux-ci auront adhéré à ses valeurs.

La nation romantique

La nation selon les romantiques se situe aux antipodes du concept de celle-ci développé lors de la Révolution française. Elle est fondée sur l’idée qu’il existe des différences naturelles entre les hommes et que la nationalité est liée à la naissance, la « naturalisation » n’étant qu’un pis-aller. La nationalité peut être refusée, notamment à ceux qui disposent d’une connaissance trop faible de la langue nationale. La nationalité ne se perd pas, même si l’individu vit dans un autre endroit du monde.

Le tournant

La question qui se pose est de savoir quand l’idée de nation est passée, au sein de l’espace germanophone, du concept des Lumières à celui du romantisme.

Alain Renaut rejette l’idée que Herder est à l’origine de ce tournant et met en avant le fait que ce dernier n’a jamais expressément utilisé la notion de Volksgeist et que Isaiah Berlin (1907-1999) a montré que Herder reste universaliste : « C’est en premier lieu le romantisme allemand, à partir des Schlegel notamment, qui, à travers sa critique bien connue de toute forme d’humanisme abstrait, en viendra ainsi à l’affirmation corrélative d’une hétérogénéité absolue des cultures nationales. »

Il précise que si la vision de la nation née en France est passée en Allemagne, celle née dans les territoires germanophones a aussi pénétré la France.

Johann_G._Fichte_Karikatur.jpgL’idée fichtéenne de nation

L’idée de nation chez Johann Gottlieb Fichte relève-t-elle des Lumières ou du romantisme se demande Alain Renaut. Il met en avant le fait que la conception de la nation évolue chez Fichte : ses textes les plus anciens attribuent au terme de nation un sens proche de celui des Lumières, alors que dans les Discours à la nation allemande, ce concept glisse vers celui du romantisme.

Au sein de la vision fichtéenne, de l’époque des Discours à la nation allemande, de la nation figurent des éléments qui renvoient à la conception romantique de cette dernière : la langue, la valorisation du Moyen Âge et la mise en relation de la défaite de la Prusse et de « la destruction par le rationalisme de l’important facteur de cohésion nationale qu’avait été la religion ».(8)

Cependant, des éléments de critique du romantisme sont également contenus au sein des Discours à la nation allemande. En effet, le renvoi au Moyen Âge de Fichte est dirigé vers les villes libres et pas vers les princes et la noblesse, donc pas vers les « ordres ». Fichte ne se rallie donc pas à un modèle antithétique à la démocratie émergeant des Lumières. Alors que les romantiques exaltent le catholicisme, Fichte prend position en faveur de la Réforme. Bien que Fichte enracine l’idée de nation dans la langue, il écrit, au sein d’une lettre datant de 1795 : « Quiconque croit à la spiritualité et à la liberté de cette spiritualité, et veut poursuivre par la liberté le développement éternel de cette spiritualité, celui-là, où qu’il soit né et quelle que soit sa langue, est de notre espèce, il nous appartient et fera cause commune avec nous. Quiconque croit à l’immobilité, à la régression et à l’éternel retour, ou installe une nature sans vie à la direction du gouvernement du monde, celui-là, où qu’il soit né et quelle que soit sa langue, n’est pas allemand et est un étranger pour nous, et il faut souhaiter qu’au plus tôt il se sépare de nous totalement. »(9)

Il considère donc que tous ont la possibilité de devenir allemands à partir du moment où ils adhèrent « aux valeurs universelles de l’esprit et de la liberté. »(10)

« Un tel patriotisme et le cosmopolitisme, Fichte le suggérait en 1806 dans ses Dialogues patriotiques,(11) ne s’excluraient nullement : on ne naît pas Allemand, on le devient et on le mérite. »(12)

D’autre part, si les Discours à la nation allemande refusent le romantisme politique, ils critiquent sévèrement les Lumières, au moins sur trois points. En effet, ceux-ci accusent ces dernières d’avoir détruit le lien religieux entre les individus qui séparent désormais leurs intérêts personnels de la destinée commune. De plus, la conception de l’éducation des Lumières, qui vise à réaliser le bonheur de l’individu et évacue tout idéal moral, renonce à former l’homme, « à aller contre la nature pour faire surgir la liberté, elle vise seulement à ‘’former quelque chose en l’homme’’, par exemple tel ou tel talent ; on présuppose ainsi que le libre arbitre existe naturellement, qu’il n’y a pas à le former, mais seulement à lui donner tel ou tel objet. […] À l’éducation des Lumières, les Discours opposent alors une éducation qui, loin de valoriser la nature et le culte du bonheur, ne présuppose pas la liberté, mais la forme par contrainte de ce qui représente en nous la nature. »(13)

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Les Allemagnes en 1813

Et encore, l’idéal politique des Lumières consistant en « une sorte d’automate où chaque rouage serait forcé de contribuer à la marche de l’ensemble, simplement par intérêt bien compris » est voué, selon Fichte, à l’échec.

Fichte renvoie les Lumières et le romantisme dos-à-dos, leur reprochant à tous deux la primauté de la nature individuelle sur la loi. En conséquence, en 1807-1808, le concept de nation de Fichte est-il une transition entre celui des Lumières et celui du romantisme, ou une troisième idée de celui-ci fondée non pas sur une appartenance ou une adhésion à la nation, « mais pensée en termes d’éducabilité » ?

Fichte estime donc que toute personne peut adhérer à la communauté nationale, dès lors qu’elle reconnaît les valeurs de l’esprit et de la loi. Mais, « il nous lègue aussi cette considération selon laquelle la liberté, qui fonde l’adhésion, est, non une liberté métaphysique, transcendant le temps et l’histoire, mais toujours une liberté-en-situation, bref, que, pour s’exercer de façon significative, cette liberté doit s’inscrire dans une culture et une tradition pour lesquelles les valeurs de l’esprit et de la loi ont un sens. Comment toutefois penser cette inscription ? […] Fichte a conçu en fait que le signe visible de l’inscription d’une liberté au sein d’une culture et d’une tradition consiste dans la capacité d’être éduqué, dans l’éducabilité aux valeurs de cette liberté et de cette tradition. De là son insistance sur l’éducation nationale comme éducation à la nation. De là aussi […] qu’il a pu mettre en avant l’importance de la donnée linguistique, hors laquelle l’éducabilité est problématique, mais sans faire de cette donnée une condition sine qua non, comme l’eût fait une théorie de la nation fondée, non sur l’éducabilité, mais sur l’appartenance. »(14)

Ce modèle a permis à Fichte de dénoncer la conception de la nation, tant des Lumières que du romantisme, et au-delà de celle-ci de ces deux systèmes de pensées.

Notes

(1) Johann Gottlieb Fichte (présentation, traduction et notes d’Alain Renaut), Discours à la nation allemande, Imprimerie nationale, Paris, 1992.

(2) Johann Gottfried Herder est né en 1744 et mort en 1803.

(3) Esprit du peuple ou génie national.

(4) Johann Gottlieb Fichte, Discours à la nation allemande, p. 13.

(5) Ibid., p. 14.

(6) Ibid.

(7) Ibid.

(8) Ibid., p. 29.

(9) Ibid., p. 32.

(10) Ibid.

(11) (Traduction par Luc Ferry et Alain Renaut), in : Johann Gottlieb Fichte, Machiavel et autres écrits philosophiques et politiques de 1806-1807, Payot, Paris, 1981.

(12) Johann Gottlieb Fichte, Discours à la nation allemande, p. 32-33.

(13) Ibid., p. 36.

(14) Ibid., p. 42-43.

 

lundi, 13 avril 2020

De la technocratie et de la Terreur

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De la technocratie et de la Terreur

par Jean-Gilles Malliarakis

Ex: https://insolent.fr

lundi, 30 mars 2020

Dante et saint Augustin, millénarisme et théorie politique

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Dante et saint Augustin, millénarisme et théorie politique

par Sylvain Métafiot

Ex: http://www.mapausecafe.net

Article initialement paru sur Philitt

Poète mais également homme politique et penseur chrétien, Dante Alighieri développe l’idée que la monarchie terrestre peut restaurer la pureté humaine d’avant la Chute. Il dégage le pouvoir de l’intellect humain, désormais libre, substituant en cela la notion d’humanité à celle de chrétienté. Une vision qui fait suite aux réflexions d’Augustin d’Hippone sur la dualité entre Empire et Royaume divin dans l’Empire romain chrétien, un millénaire plus tôt.

En 1295, en pleine opposition florentine entre guelfes (partisans du Pape) et gibelins (partisans de l’Empereur), Dante Alighieri fait son entrée dans la vie publique. Proche des guelfes blancs (famille Vieri de’Cerchi) il est exilé et condamné à mort par le clan des guelfes noirs (famille Donati) en 1302. Le 31 mars 1311 l’auteur de La Divine Comédie écrit une lettre (5e Épître) à tous les princes d’Italie pour annoncer le triomphe d’Henri VII venu, selon lui, libérer les Italiens de l’esclavage dans lequel ils se trouvent. Dans cette invective contre la résistance de la commune de Florence, Dante stigmatise la rébellion des partisans du pape contre l’empereur. Or, dans d’autres textes, le poète dénonce l’état de corruption dans lequel se trouvent certaines terres de l’Empire, dont l’Italie.

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Dans le chant XVI du Purgatoire, Dante et Virgile cherchent leur chemin à travers l’épaisse fumée du cercle des ombres abandonnées à la colère. Ils rencontrent Marc Lombard qui, à travers ses paroles, leur sert de guide. Il leur parle des causes de la corruption contemporaine, expliquant l’origine de l’âme et exposant l’opposition entre le passé et la coexistence des deux soleils (l’empereur et le pape).

Dans ce passage, Dante reformule ainsi la doctrine chrétienne du libre-arbitre selon laquelle la liberté est la libre soumission à Dieu (dans le chant V du Paradis, Dante examine plus avant la relation de l’âme librement sujette à Dieu). Le problème qu’il soulève est la facilité avec laquelle l’âme dérive de sa juste destination. Or, un guide est nécessaire pour empêcher cette dérivation. L’âme est donc indissociable du frein des lois. Son chemin est indiqué par les deux grands guides terrestres devant paver le chemin du salut. Ce qui se traduit par la dénonciation de la corruption contemporaine de l’extinction du temporel par le spirituel. Pour Dante, le pape néglige cette faculté de discerner ce qui est le propre de la justice : le pouvoir temporel papal est une des causes de cette corruption de la vertu. Dix siècles plus tôt, entre 413 et 426 précisément, alors que l’Empire romain débutait sa christianisation, Augustin élaborait sa parabole politique sur le salut et le mal.

La Cité de Dieu de Saint Augustin

Selon Augustin, « deux amours ont fait deux cités : l’amour de soi poussé jusqu’au mépris de Dieu, la cité terrestre ; l’amour de Dieu poussé jusqu’au mépris de soi, la cité céleste ». Ces deux cités mystiques (ou idéelles) coexistent dans chaque être humain. La cité terrestre étant une forme de défiguration de la cité de Dieu. Celle-ci n’est cependant pas l’Église terrestre, de même que la cité terrestre ne se confond pas avec l’Empire ou l’État, malgré d’évidentes similitudes (leur objectif est la paix : l’harmonie et l’ordre pour la cité céleste, la domination pour la cité terrestre). Il y a une hiérarchie dans la cité céleste : l’asservissement des choses matérielles de la cité terrestre, le désordre intérieur de chacun fait entrer en compétition et en guerre avec les autres pour imposer un ordre arbitraire. Le peuple est « une multitude d’être raisonnables associés par la participation dans la concorde aux biens qu’ils aiment ». Dans la cité terrestre la justice est masquée par la poursuite des biens matériels. Il faut respecter les lois pour qu’une paix, relative et imparfaite, soit maintenue.

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Notons que, selon l’historien de la pensée politique Michel Senellart, chez Saint Augustin le péché ne provient pas de la chair mais de la volonté d’Adam : la corruption de la chair est la conséquence du péché originel. La volonté humaine est impuissante et tombée dans la servitude. Selon Senellart « L’État en tant qu’organe de répression a donc son rôle à jouer dans la discipline apostolique ». Toutefois, si l’homme se trouve incapable d’instaurer un ordre harmonieux, dans la paix et la concorde, l’idée de sociabilité n’est pas absente de la pensée d’Augustin. L’homme doit bénéficier de la grâce divine pour éloigner l’ignorance et le péché.

Si l’Église et l’État sont deux structures imparfaites, quel est leur rôle dans le Salut ? « Quelle place accorder au Prince, à l’Empereur ? » se demande Augustin. Les souverains temporels, comme les souverains pontificaux, pourraient avoir le droit de gouverner leurs sujets respectifs. L’État peut aider à corriger la volonté humaine, mais il n’est pas bon en lui-même et est victime des hommes. L’Empire joue un rôle providentiel en favorisant l’expansion de l’Église. Mais la providence divine est inconnue aux hommes. Tout ce qui est terrestre n’est que provisoire. Augustin ôte ainsi toute signification eschatologique à l’Empire. Il ouvre la perspective d’une expansion de l’église hors du temps et de l’espace romain (même s’il ne souhaite pas la fin de Rome).

La doctrine des « deux glaives » et les « dualistes »

Le XIIe siècle voit l’apparition de thèses hiérocratiques (système de gouvernement représenté par une caste religieuse), notamment la théorie des deux glaives de Bernard de Clairvaux (1090-1153). Ce dernier réinterprète certains passages des écritures, comme celui de l’Évangile selon saint Luc dans lequel les apôtres voulant défendre Jésus lui disent : « Maître, il y a ici deux glaives » et Jésus de répondre « cela suffit ». La notion de glaive prend ici un sens punitif : le glaive de la parole divine peut traduire la colère de Dieu ; tandis que le glaive royal punirait les méchants et récompenserais les bons. Les deux pouvoirs se distinguent autant qu’ils concordent entre eux. Dans l’Église, des voix s’étaient élevées affirmant que les princes tenaient leurs glaives des prêtres, d’où une soumission du pouvoir temporel au pouvoir spirituel. Saint Bernard affirme que les deux glaives reviennent à l’Église, le pape étant le vicaire du Christ. Puisque les deux pouvoirs poursuivent le même but (le salut), il est nécessaire que le vicaire du Christ possède le pouvoir suprême. On ne peut utiliser le glaive matériel sans l’assentiment du Pape et celui-ci peut utiliser son pouvoir sur toute action coercitive.

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Pour les décrétalistes (jurisconsultes experts dans la connaissance des règles ecclésiastiques), c’est la souveraineté du pape qui assure l’empereur de la plénitude de son pouvoir. Les canonistes expriment tout de même une grande prudence dans la suprématie pontificale. Ils établissent une voie moyenne entre juristes purs qui autonomisent le politique et un gouvernement hiérocratique de la chrétienté mettant le pouvoir temporel sous soumission totale du Pape. Le juriste Étienne de Tournai (1128-1203) affirme ainsi que « dans le même acte, sous le même roi, existe deux peuples, et selon eux deux genres de vie, et selon eux deux principes, et selon eux un double ordre de juridiction […] le droit divin et le droit humain rend à chacun ce qui lui appartient et toutes choses seront à leur place ». De son côté, le légiste Huguccio de Pise (1140-1210) attaque la théorie des deux glaives : « Il y a eu un empereur avant qu’il y ait eu un pape, et un empire avant qu’existe une papauté. Et c’est pour signifier que les deux puissances doivent êtres divisées et séparées qu’il fut dit : il y a ici deux glaives ». Au siècle suivant les décrétalistes se rallieront aux formulations de saint Bernard : une dualité de fonction au sein d’un seul corps, l’Église.

La Monarchie universelle de Dante

Revenons au poète florentin. Dans La Monarchie universelle (1313), Dante cherche à démontrer la légitimité du caractère romain de l’Empire. Dans le premier livre, il montre que la nécessité de cette monarchie provient de la raison et de la providence. Du point de vue de la raison, la monarchie universelle se déduit de la nécessité d’une paix universelle. Dante cherche ensuite à définir le propre de l’intellect humain. La pensée et l’action étant les actions matérielles de l’homme, la paix universelle est le seul moyen pour arriver à la destination naturelle de l’homme. S’inspirant d’Aristote il affirme que lorsque plusieurs choses ont une même fin il est nécessaire qu’une chose règle et gouverne les autres. Détenteur en lui-même d’une nature corruptible et incorruptible l’homme possède deux finalités : il tend à la fois vers une béatitude terrestre et une béatitude céleste. De fait, Dante élabore deux voies (à la façon des deux soleils dans le chant XVI du Purgatoire vu plus haut) :

  • La voie corruptible, fondée sur l’ordre de la nature, la béatitude terrestre, les enseignements des philosophes (l’empereur conduit les hommes au bonheur grâce à la philosophie), les vertus naturelles, etc.
  • La voie incorruptible, basée sur l’ordre de la grâce, la béatitude céleste, l’enseignement spirituel, les vertus théologiques, la révélation de l’esprit saint à travers laquelle le pape conduit au bonheur.

Il convient toutefois de ne pas exagérer le dualisme de Dante. Proche des canonistes du XIIe siècle, il cherche à penser une autonomie pleine et entière de la monarchie universelle à l’égard de la papauté. Mais la monarchie ne s’identifie pas avec l’empire qui, lui, est en complète déliquescence. Dante veut refonder un ordre universel en accord avec la justice divine. Cette dualité est pensée selon un équilibre harmonique : il ne peut y avoir de conflit entre la foi et la raison, car les deux autorités, venant de Dieu, n’ont qu’à se développer selon leurs natures respectives pour s’accorder.

dante-02.jpgEnfin, dans la 6e Épître, Dante reprend les thèses fondamentales de la Monarchie. Il utilise cette doctrine comme un argument dans la critique de la notion de liberté : Florence, en affirmant son indépendance vis-à-vis de l’Empire et sa liberté à se gouverner elle-même (en choisissant ses magistrats), rejette la vraie liberté, considérée comme un héritage sacré garantie par une longue habitude. Dante attribue aux Florentins la volonté de considérer le pouvoir impérial comme caduque. Il concède pourtant que l’autorité impériale a négligée l’Italie. C’est pourquoi il assimile cette revendication de liberté à une affirmation absurde. Il prétend discerner dans la réalité des temps les signes divins de la providence. Il donne ainsi les instruments théoriques d’une déconstruction de la réalité florentine : la liberté comme privation de la sagesse. La plus haute réflexion politique de Dante s’achève ainsi sur un trône vide dans le chant 30 du Paradis de la Divine Comédie.

Sylvain Métafiot

dimanche, 22 mars 2020

Helmut Schelsky

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Helmut Schelsky

Ex: https://alchetron.com

Helmut Schelsky (14 October 1912 – 24 February 1984), was a German sociologist, the most influential in post-World War II Germany, well into the 1970s.

Biography

Schelsky was born in Chemnitz, Saxony. He turned to social philosophy and even more to sociology, as elaborated at the University of Leipzig by Hans Freyer (the "Leipzig School"). Having earned his doctorate in 1935 (thesis [tr.]: The theory of community in the 1796 natural law by Fichte), in 1939 he qualified as a lecturer ("Habilitation") with a thesis on the political thought of Thomas Hobbes at the University of Königsberg. He was called up in 1941, so did not take up his first chair of Sociology at the (then German) Reichsuniversität Straßburg in 1944.

s-l1600.jpgAfter the fall of the Third Reich in 1945, Schelsky joined the German Red Cross and formed its effective Suchdienst (service to trace down missing persons). In 1949 he became a Professor at the Hamburg "Hochschule für Arbeit und Politik", in 1953 at Hamburg University, and in 1960 he went to the University of Münster. There he headed what was then the biggest West German centre for social research, in Dortmund.

In 1970, Schelsky was called to be a professor of sociology at the newly founded Bielefeld University (creating by the way the only German full "Faculty of Sociology", and the "Centre of Interdisciplinarian Research" ("Zentrum für Interdisziplinäre Forschung" [ZiF] at Rheda), planned to be a 'German Harvard'). However, his new university changed very much, due to the years of student unrest all over Europe and North America, so he returned to Münster in anger, in 1973, for another five years. Having been a busy and successful publisher and editor all his life, he wrote several more books, against the Utopian way to approach Sociology, as fostered by the Frankfurt School, and on the Sociology of Law, but died a broken man in 1984.

Schelsky and German sociology

The "Leipzig School" (the social philosopher Hans Freyer, the anthropologist Arnold Gehlen, the philosopher Gotthard Günther), rich in the talents of a first generation, was of strong theoretical influence on Schelsky. But Freyer also dreamt of building up a sociological think tank for the Third Reich - quite differently to most other sociologists, e. g. to the (outspoken) anti-Hitlerian Ferdinand Tönnies (University of Kiel) and to Leopold von Wiese (University of Cologne), and to the émigrés (e. g. to Karl Mannheim, and to the up-and-coming René König, Paul Lazarsfeld, Norbert Elias, Theodor Adorno, Rudolf Heberle, and Lewis A. Coser). Freyer's ambitions failed miserably, the Nazi power elite monopolizing ideology, but helped the talented (and former Nazi) student Schelsky in his first career steps.

HS-arbeit.jpgAfter the Second World War, no longer a National Socialist, Schelsky became a star of applied sociology, due to his great gift of anticipating social and sociological developments. He published books on the theory of institutions, on social stratification, on the sociology of family, on the sociology of sexuality, on the sociology of youth, on Industrial Sociology, on the sociology of education, and on the sociology of the university system. In Dortmund, he made the Social Research Centre a West German focus of empirical and theoretical studies, being especially gifted in finding and attracting first class social scientists, e.g. Dieter Claessens, Niklas Luhmann, and many more.

It helped that Schelsky was an outspoken liberal professor, without any ambition to create adherents - a rare bird among German mandarins. He helped another 17 sociologists qualify as lecturers (outnumbering in this any other professor in the Humanities and Social Sciences) and anticipated the boom in sociological chairs at German universities. Manning them, he was professionally even more successful than the outstanding remigrants René König (Cologne) and Otto Stammer (Berlin) - the Frankfurt School starting to be of influence only after 1968.

Hsch-sex.jpgSchelsky was able to design Bielefeld University as an innovative institution of the highest academic quality, both in research and in thought. But the fact that his own university had moved away from his ideas hit him hard. His later books, criticizing ideological sociology (very much acclaimed now by conservative analysts) and on the sociology of law (quite influential in the Schools of Law) kept up his reputation as an outstanding thinker, but fell out of grace with younger sociologists. Moreover, his fascinating analyses, being of highest practical value, went out of date for the same reason; only by 2000 did new sociologists start to read him again.

References

Helmut Schelsky Wikipedia

samedi, 21 mars 2020

Freyer, Hans (Johannes)

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Freyer, Hans (Johannes)

Elfriede Üner

Ex: http://www.uener.com

(Lexikon Artikel im "Lexikon des Konservatismus", Leopold-Stocker-Verlag, Graz/Stuttgart 1996)

geb. 31.7.1887 Leipzig; gest. 18.1.1969 Ebersteinburg/Baden-Baden.

Deutscher Philosoph und Soziologe; Schwerpunkte historische politische Soziologie und Kulturtheorie der Industriegesellschaft.

Revolution-von-rechts-e1547504426465-210x300.jpgDer Sohn eines sächsischen Postdirektors erhielt seine Gymnasialausbildung am königlichen Elitegymnasium zu Dresden-Neustadt, studierte von 1907 bis 1911 in Leipzig Philosophie, Psychologie, Nationalökonomie und Geschichte, u.a. bei Wilhelm Wundt und Karl Lamprecht, in deren universalhistorischer Tradition er seine ersten Arbeiten zur Geschichtsauffassung der Aufklärung (Diss. 1911) und zur Bewertung der Wirtschaft in der deutschen Philosophie des 19. Jahrhunderts (Habilitation 1921) verfaßte. Nach zusätzlichen Studien in Berlin mit engen Kontakten zu Georg Simmel und Lehrtätigkeit an der Reformschule der Freien Schulgemeinde Wickersdorf kämpfte F. mit dem Militär-St.-Heinrichs-Orden ausgezeichnet im Ersten Weltkrieg. Als Mitglied des von Eugen Diederichs initiierten Serakreises der Jugendbewegungverfaßte F. an die Aufbruchsgeneration gerichtete philosophischen Schriften: Antäus (1918), Prometheus (1923), Pallas Athene (1935). Von 1922 bis 1925 lehrte er als Ordinarius hauptsächlich Kulturphilosophie an der Universität Kiel, erhielt 1925 den ersten deutschen Lehrstuhl für Soziologie ohne Beiordnung eines anderen Faches in Leipzig und widmete sich von nun an der logischen und historisch-philosophischen Grundlegung dieser neuen Disziplin. In Auseinandersetzung mit dem Positivismus seiner Lehrer und mit der Philosophie Hegels sollten typische gesellschaftliche Grundstrukturen herausgearbeitet und ihre historischen Entwicklungsgesetze gefunden werden. Darüber hinaus ist für F. die Soziologie als konkrete historische Erscheinung, erst durch die abendländische Aufklärung möglich geworden, Äußerung einer vorher nie dagewesenen gesellschaftlichen Emanzipation zur wissenschaftlichen Selbstreflexion, drückt deshalb als "Wirklichkeitswissenschaft" in der Erfassung des gegenwärtigen gesellschaftlichen Wandels auch den kollektiven Willen aus, ist also als Wissenschaft zugleich politische Ethik, die die Richtung des gesellschaftlichen Wandels zu bestimmen hat.

81BnL7dXLWL.jpgF. war ab 1933 Direktor des Instituts für Kultur- und Universalgeschichte an der Leipziger Universität. Als neu gewählter Präsident der Deutschen Gesellschaft für Soziologie legte er diese 1933 still, um eine politische "Gleichschaltung" zu verhindern. Den damaligen europäischen politischen Umbrüchen brachte F. als Theoretiker des Wandels zunächst offenes Interesse entgegen, fühlte sich der theoretischen Erfassung dieser Entwicklungen verpflichtet und war deshalb nie aktives Mitglied einer politischen Partei oder Bewegung; er wurde später der "konservativen Revolution" der zwanziger Jahre als "jungkonservativer Einzelgänger" (Mohler) zugeordnet. Die vor 1933 noch idealistisch formulierte Konzeption des Staates als höchste Form der Kultur (1925) hat F. im Lauf der bedrohlichen politischen Entwicklung revidiert in seinen Studien über Machiavelli (1936) und Friedrich den Großen (Preußentum und Aufklärung 1944) durch einen realistischen Staatsbegriff, der ausschließlich durch Gemeinwohl, langfristige gesellschaftliche Entwicklungsperspektiven und durch prozessuale Kriterien der Legitimität gerechtfertigt ist: durch den Dienst am Staat, der aber den Menschen keinesfalls total vereinnahmen darf, sowie die Prägekraft des Staates, der dem Kollektiv ein gemeinsames Ziel gibt, aber dennoch die Freiheit und Menschenwürde seiner Bürger bewahrt. Insbesondere gelang F. in der Darstellung der Legitimität als generellem Gesetz jeder Politik eine dialektische Verknüpfung des naturrechtlichen Herrschaftsgedankens mit der klassischen bürgerlich-humanitären Aufklärung: Nur die Herrschaft ist legitim, die dem Sinn ihres Ursprungs entspricht - es muß das erfüllt werden, was das Volk mit der Einsetzung der Herrschaft gewollt hat.

Als Gastprofessor für deutsche Kulturgeschichte und -philosophie an der Universität Budapest (1938-45) verfaßte F. sein größtes historisches Werk, die "Weltgeschichte Europas", eine Epochengeschichte der abendländischen Kultur. Von den politischen Bestimmungen der Amtsenthebung nicht betroffen lehrte F. ab 1946 wieder in Leipzig, wurde 1947 nach einer durch G. Lukács ausgelösten ideologischen Debatte entlassen, war danach Redakteur des Neuen Brockhaus in Wiesbaden, lehrte 1955 bis 1963 Soziologie an der Universität Münster und nahm mehrere Gastprofessuren in Ankara und Argentinien wahr. 1958 leitete er als Präsident den Weltkongreß des Institut International de Sociologie in Nürnberg und wurde mit dem Ehrendoktor der Wirtschaftswissenschaften in Münster (1957) und der Ingenieurswissenschaften an der Technischen Hochschule in München (1961) ausgezeichnet.

41IpH1pl9ML._SX311_BO1,204,203,200_.jpgZentraler Gesichtspunkt seiner Nachkriegsschriften war die gegenwärtige Epochenschwelle, der Übergang der modernen Industriegesellschaft zur weltweit ausgreifenden wissenschaftlich-technischen Rationalität, deren "sekundäre Systeme" alle naturhaft gewachsenen Lebensformen erfassen. F. weist nach, wie diese Fortschrittsordnung zum tragenden Kulturfaktor wird in allen Teilentwicklungen: der Technik, Siedlungsformen, Arbeit und Wertungen. Seine frühere integrative Perspektive einer Kultursynthese wird ersetzt durch den Konflikt von eigengesetzlichen, künstlichen Sachwelten einerseits und den "haltenden Mächte" des sozialen Lebens andererseits, die im "Katarakt des Fortschritts" auf wenige, die private Lebenswelt beherrschende Gemeinschaftsformen beschränkt sind. Jedoch bleibt die Synthese von "Leben" und "Form", von Menschlichkeit und technischer Zivilisation für F. weiterhin unerläßlich für den Fortbestand jeder Kultur, im krisenhaften Übergang noch nicht erreicht, aber durchaus denkbar jenseits der Schwelle, wenn sich die neue geschichtliche Epoche der weltumspannenden Industriekultur konsolidieren wird. F.s Theorie der Industriekultur, kurz vor seinem Tode begonnen, ist unvollendet geblieben. Sein strukturhistorisches Konzept der Epochenschwelle hat in der deutschen Nachkriegssoziologie weniger Aufnahme gefunden, während es in der deutschen Geschichtswissenschaft wesentlich zur Überwindung einer evolutionären Entwicklungsgeschichte beigetragen hat und eine sozialwissenschaftlich orientierte Strukturgeschichtsschreibung einleitete, wofür F.s Konzept der Eigendynamik der sekundären Systeme ebenso ausschlaggebend war.

F. hielt andererseits an einem gegen die Sachgesetzlichkeiten gerichteten Begriff der Geschichte als souveräne geistige Verfügung über Vergangenheit fest. Die Annahme einer selbstläufigen Entwicklung ist nach F. dem Geschichtsdenken des 19. Jahrhunderts verhaftet, ein modernes historisches Bewußtsein hat solchen Chiliasmus abgetan. Geschichte als Reservoir von Möglichkeiten für konkrete Zielformulierungen kann Wege öffnen zur Bewältigung der Entfremdung durch sekundäre Systeme. Zugleich weist F. auf die Paradoxie eines rein konservativen Handelns hin: Ein Erbe nur zu hüten ist gefährlich, denn es wird dadurch zu nutzbarem Besitz, zum Kulturbetrieb entwertet; ebenso wird die Utopie, durchaus förderlich als idealtypische oder experimentelle Modellkonstruktion, als konkrete Zukunftsplanung zum Terror einer unmenschlichen wissenschaftlichen Rationalität. Diese Paradoxien beweisen für F. die Wirklichkeitsmacht der Geschichte, die weder bewahrt, geformt noch geplant, sondern nur spontan gelebt werden kann. F.s bleibender Beitrag besteht in der dialektischen Verschränkung und Nichtreduzierbarkeit der Dimensionen von politischer Herrschaft, wissenschaftlicher Rationalität und der sozialen Willens- und Entscheidungsgemeinschaft und in der Charakterisierung dieses dialektischen Verhältnisses als die eigentliche Dimension des "Politischen", die auch im gegenwärtigen "technisch-wissenschaftlichen Zeitalter" nicht an Bedeutung verloren hat.

Literaturverzeichnis Hans Freyer bis etwa 1994

Bibliographie:

E. Üner: H. F.-Bibliographie, in: H. F.: Herrschaft, Planung und Technik. Hg. E. Üner, Weinheim 1987, S. 175-197.

Schriften:

Die Geschichte der Geschichte der Philosophie im achtzehnten Jahrhundert (Phil. Diss.), Leipzig 1911; Antäus. Grunlegung einer Ethik des bewußten Lebens, Jena 1918; Die Bewertung der Wirtschaft im philosophischen Denken des 19. Jahrhunderts (Habil.), Leipzig 1921; Theorie des objektiven Geistes, Leipzig-Berlin 1923; Prometheus. Ideen zur Philosophie der Kultur, Jena 1923; Der Staat, Leipzig 1925; Soziologie als Wirklichkeitswissenschaft, Leipzig-Berlin 1930; Revolution von rechts, Jena 1931; Pallas Athene. Ethik des politischen Volkes, Jena 1935; Das geschichtliche Selbstbewußtsein des 20. Jahrhunderts, Leipzig 1937; Machiavelli, Leipzig 1938; Weltgeschichte Europas, Wiesbaden 1948; Die weltgeschichtliche Bedeutung des 19. Jahrhunderts, Kiel 1951; Theorie des gegenwärtigen Zeitalters, Stuttgart 1955; Schwelle der Zeiten, Stuttgart 1965.

Editionen:

Gedanken zur Industriegesellschaft, Hg. A. Gehlen, Mainz 1970; Preußentum und Aufklärung und andere Studien zu Ethik und Politik, Hg. E. Üner, Weinheim 1986; Herrschaft, Planung und Technik. Aufsätze zur politischen Soziologie, Hg. E. Üner, Weinheim 1987.

Literatur:

J. Pieper: Wirklichkeitswissenschaftliche Soziologie, in: Arch. f. Soz.wiss. u. Soz.pol. 66 (1931), S. 394-407; H. Marcuse: Zur Auseinandersetzung mit H. F.s Soziologie als Wirklichkeitswissenschaft, in: Philos. Hefte 3 (1931/32), S. 83-91; E. Manheim: The Sociological Theories of H. F.: Sociology as a Nationalistic Paradigm of Social Action, in: H. E. Barnes, ed., An Introduction to the History of Sociology, Chicago 1948, S. 362-373; L. Stern: Die bürgerliche Soziologie und das Problem der Freiheit, in: Zs. f. Geschichtswiss. 5 (1957), S. 677-712; H. Lübbe: Die resignierte konservative Revolution, in: Zs. f. die ges. Staatswissensch. 115 (1959), S. 131-138; G. Lukacs: Die Zerstörung der Vernunft, Neuwied-Berlin 1962; H. Lübbe: Herrschaft und Planung. Die veränderte Rolle der Zukunft in der Gegenwart, in: Evang. Forum H. 6, Modelle der Gesellschaft von morgen, Göttingen 1966; W. Giere: Das politische Denken H. F.s in den Jahren der Zwischenkriegszeit, Freiburg i. B. 1967; F. Ronneberger: Technischer Optimismus und sozialer Pessimismus, Münster/Westf. 1969; E. Pankoke: Technischer Fortschritt und kulturelles Erbe, in: Geschichte i. Wiss. u. Unterr. 21 (1970), S. 143-151; E. M. Lange: Rezeption und Revision von Themen Hegelschen Denkens im frühen Werk H. F.s, Berlin 1971; P. Demo: Herrschaft und Geschichte. Zur politischen Gesellschaftstheorie H. F.s und Marcuses, Meisenheim a. Glan 1973; W. Trautmann: Utopie und Technik, Berlin 1974; R. König: Kritik der historisch-existentialistischen Soziologie, München 1975; W. Trautmann: Gegenwart und Zukunft der Industriegesellschaft: Ein Vergleich der soziologischen Theorien H. F.s und H. Marcuses. Bochum 1976; H. Linde: Soziologie in Leipzig 1925-1945, in: M. R. Lepsius, Hg., Soziologie in Deutschland und Österreich 1918-1945, Kölner Zs. f. Soziol. u. Sozialpsychol., Sonderh. 23, 1981, S. 102-130; E. Üner: Jugendbewegung und Soziologie. H. F.s Werk und Wissenschaftsgemeinschaft, ebd. S. 131-159; M. Greven: Konservative Kultur- und Zivilisationskritik in "Dialektik der Aufklärung" und "Schwelle der Zeiten", in: E. Hennig, R. Saage, Hg., Konservatismus - eine Gefahr für die Freiheit?, München 1983, S. 144-159;E. Üner: Die Entzauberung der Soziologie, in: H. Baier, Hg., H. Schelsky - ein Soziologe in der Bundesrepublik, Stuttgart 1986, S. 5-19; J. Z. Muller: The Other God That Failed. H. F. and the Deradicalization of German Conservatism. Princeton, N. J. 1987; E. Üner: H. F.s Konzeption der Soziologie als Wirklichkeitswissenschaft, in: Annali die Sociologia 5, Bd. II, 1989, S. 331-369; K. Barheier: "Haltende Mächte" und "sekundäre Systeme", in: E. Pankoke, Hg., Institution und technische Zivilisation, Berlin 1990, S. 215-230; E. Nolte: Geschichtsdenken im 20. Jahrhundert, Berlin-Frankfurt/M. 1991, S. 459-470; E. Üner, Soziologie als "geistige Bewegung", Weinheim 1992; H. Remmers: H. F.: Heros und Industriegesellschaft, Opladen 1994; E. Üner: H. F und A. Gehlen: Zwei Wege auf der Suche nach Wirklichkeit, in: H. Klages, H. Quaritsch, Hg., Zur geisteswissenschaftlichen Bedeutung A. Gehlens, Berlin 1994, S. 123-162.

jeudi, 12 mars 2020

Julien Freund e la Talassopolitica

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Julien Freund e la Talassopolitica

Sul numero 02/2018 di Rivista di Politica possiamo leggere un’interessante coppia di articoli: Ernesto C. Sferrazza Papa, Topolitiche del Conflitto. A partire dalla traduzione italiana di La thalassopolitique di Julien Freund e appunto La talassopolitica. Spazio e tempo della politica nell’era tecnologica. Il perché questi saggi siano oggi importanti è presto detto: la politica del XXI secolo è dominata da un mainstream mediatico e accademico in cui dominano temi quali cooperazione, organismi sovranazionali oltre che concetti, come diritti umani e interventi umanitari, che in linea teorica dovrebbero appartenere a tutta l’umanità senza distinzione; la realtà però è che la politica internazionale non può prescindere da due elementi centrali, ovvero il Tempo (la Storia) e lo Spazio (la Geografia). La riflessione di Freund va appunto nella direzione di analizzare il nuovo (il testo è del 1985) spazio politico in connessione con la tecnologia.

Il breve lavoro di Freund nasce come postfazione della traduzione francese di Land und Meer di Carl Schmitt e quindi si inserisce in un dibattito politico e filosofico ben preciso che ruota intorno al concetto di geopolitica. Freund condivide con l’autore tedesco sia la natura conflittuale della politica identificabile nel nesso amico-nemico, sia l’idea che la storia umana possa essere interpretata come una lotta tra due diverse tipologie di potenze: continentali e quindi telluriche i cui elementi centrali sono lo Stato e la sovranità; marittime che sono mobili e più fluide. In questa interpretazione spaziale della politica internazionale Freund pone poi l’accento su due considerazioni centrali: il ruolo degli Oceani e in particolare dell’Oceano Pacifico è centrale; l’emisfero Sud sta aumentando il suo peso relativo. Ne consegue che il ruolo dell’Europa è destinato a declinare sempre più visto che è l’unico dei continenti a non avere uno sbocco sul Pacifico. In questo contesto acquisisce quindi un ruolo centrale la talassopolitica, ovvero il pensare le forme della politica partendo dalle loro manifestazioni su uno spazio oceanico (il che esclude quei casi storici di potenze marittime legate però a mari interni come il Mediterraneo).

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Vi è un altro elemento della riflessione di Freund da prendere in considerazione, ovvero il ruolo della tecnologia. Infatti, se sulla terraferma è possibile muoversi e spostarsi senza l’uso della tecnologia, negli oceani ciò diviene semplicemente impossibile e dunque è il progredire della tecnologia che ha portato l’Oceano ad acquisire il ruolo centrale che Freund gli riconosce. L’autore francese fa però un ulteriore passo in questa direzione, poiché afferma che con il sottomarino nucleare si è rovesciato il tradizionale rapporto tra terra e mare, ovvero ora è la terra alla mercé del mare perché con il sottomarino nucleare, in grado di operare in modo indipendente senza bisogno, quasi, di rifornimenti, viene meno anche la centralità delle basi terresti per il controllo dei mari e soprattutto minaccia direttamente la terra con i suoi missili e con l’elemento sorpresa che è innato nell’arma.


È dunque la talassopolitica, insieme alla tecnologia, a dover essere presa come elemento centrale per lo studio della politica internazionale. La geopolitica rimarrà importante, ma per i rapporti interni alle singole regioni, mentre a livello globale serve ragionare in termini appunto di talassopolitica.

Freund è un autore relativamente poco noto in Italia, anche se sono disponibili in italiano varie opere (qui un interessante trittico scritto da Campi per inquadrare l’autore e il suo pensiero sulla guerra), ma questa sua riflessione seppur appartenente ancora al periodo della Guerra Fredda ci appare molto utile per almeno due ragioni principali. Primo, pone al centro della riflessione politica il problema degli spazi e quindi della geografia. Troppo spesso nella politologia contemporanea e negli studi sulla politica internazionale si concede spazio a statistiche, dati e riflessioni etico-morali senza prendere minimamente in considerazione gli spazi politici e geografici dove le azioni si svolgono. In realtà lo Spazio influenza profondamente la Politica ed è un elemento da prendere sempre in considerazione, specie se, come oggi, quegli spazi politici stanno mutando radicalmente. Secondo, riflette sui grandi mutamenti politici e tecnologici che influenzano il nostro mondo e offre interessanti spunti sul tema dell’irregolare, ovvero il partigiano, rispetto agli oceani e quindi emerge come il terrorista di oggi sia come la figura del pirata più che del corsaro, il quale seguiva direttive di uno Stato.


Una lettura interessante che aiuta a comprendere meglio gli Spazi della politica internazionale del XXI secolo.

 

vendredi, 28 février 2020

Itinéraire posthume de l’antilibéralisme schmittien. Un héritage incontournable ?

Itinéraire posthume de l’antilibéralisme schmittien. Un héritage incontournable ?

Une critique de Tristan Storme
Ex: https://www.raison-publique.fr

arton276-c1eeb.jpgEditeur : Armand Colin
Collection : Le Temps Des Idées
Nb. de pages : 400 pages
Prix : 21 euros.

Référence : Critique publiée dans Raison publique, n° 8, avril 2008, pp. 153-165.

- Jan-Werner Müller, Carl Schmitt : Un esprit dangereux, trad. par Sylvie Taussig, Paris, Armand Colin, coll. « Le temps des idées », 2007, 400 p.

Publié à l’origine en anglais il y a cinq ans, l’ouvrage de Jan-Werner Müller, Carl Schmitt : Un esprit dangereux, aujourd’hui traduit en français dans la collection « Le temps des idées » dirigée par Guy Hermet, tombe à point nommé dans le monde universitaire et intellectuel francophone, où il n’est pas rare d’entendre que ce « Hobbes du vingtième siècle » [1] n’aurait plus rien à nous livrer. Schmitt, un esprit à la fois brillant et dangereux — ou, pourrait-on dire, dangereux en raison de son talent indéniable — a connu la crise de la république de Weimar, les deux guerres mondiales, la séparation de l’Allemagne et la Guerre froide ; son œuvre vieille de soixante-dix ans est, quelque part, le parangon des meurtrissures que porta le siècle récemment écoulé [2]. En mai 1933, le juriste rhénan adhérait à la NSDAP, donnant du crédit au régime hitlérien au travers de nombreux textes rédigés durant cette période. S’il prend néanmoins ses distances à l’égard du Führer dès 1936, il ne reniera jamais son antisémitisme philosophique, comme l’atteste avec virulence le recueil de ses journaux publié après sa mort, en 1991. C’est cette compromission qui fait d’ailleurs question ; les commentateurs se sont interrogés, en vue de savoir jusqu’à quel point un tel ralliement se répercuta sur les écrits schmittiens ultérieurs. Certains exégètes ont aussi pris le parti d’affirmer que les prémisses analytiques de l’adhésion de Schmitt au nazisme se découvraient à la lecture de ses livres de jeunesse. Depuis quelques années, semblables questionnements ont été au cœur des débats français. Mais force est de reconnaître qu’en dépit de son passé funeste, Carl Schmitt semble avoir suscité l’intérêt d’auteurs très différents et joué un rôle particulièrement influent dans l’évolution des discussions politico-philosophiques contemporaines. Dans son ouvrage, Jan-Werner Müller, professeur à l’université de Princeton, s’attèle à examiner de près la réception essentiellement européenne (surtout allemande) de l’œuvre du juriste rhénan ou, comme il le dit si bien lui-même, à « constituer une histoire critique de "ce que Schmitt a signifié" pour le vingtième siècle. » [3]

Dans une première partie, intitulée « Un juriste allemand au vingtième siècle », Müller retrace chronologiquement, et avec érudition, le parcours biographique et intellectuel de Carl Schmitt, depuis la rédaction de ses deux thèses de doctorat jusqu’au retranchement du savant dans son village natal du Sauerland, au lendemain du procès de Nuremberg. Pointant du doigt les contradictions et les arguments forts de la pensée de Schmitt, l’auteur compose le portrait d’un jeune publiciste qui, dès l’amorce de sa carrière, s’employa à forger et à affûter un arsenal théorique destiné à mettre à mal le libéralisme bourgeois, le parlementarisme dominé par les intérêts d’une frange sociétale non représentative. La doctrine libérale, qui refuse de discerner ses ennemis et de reconnaître le primat de la décision, participerait du phénomène d’envahissement de l’État par la société dont serait responsable la prolifération des associations économiques. À la lecture des premiers chapitres, on comprend rapidement qu’aux yeux de Müller, l’antilibéralisme constitue la pierre angulaire, le motif central de la pensée politique de Schmitt, telle qu’elle s’est déployée durant les années vingt. Le philosophe de Weimar s’est évertué à rendre la mass democracy compatible avec l’autoritarisme, par l’intermédiaire d’une théorie de la représentation à même de rendre publiquement présent le peuple rassemblé. Il oppose sa définition particulière de la démocratie aux conceptions libérales de la notion qui l’identifient à une simple addition des voix des individus esseulés dans l’isoloir. Müller n’aurait pas pu procéder autrement qu’en restituant le contexte d’énonciation des philosophèmes schmittiens, dans la mesure où l’examen de l’impact de cette pensée représente le centre névralgique de son étude. Puisqu’il opère de la sorte, il peut éminemment tenter, dans la suite du récit, de répondre à la question de savoir ce qui, en dehors de la conjoncture contextuelle, est susceptible d’être extirpé et de survivre à son fondateur.

Depuis les travaux de Dirk van Laak [4], Carl Schmitt : Un esprit dangereux est certainement, à ce jour, l’examen le plus exhaustif qui a trait à la réception allemande, et plus largement européenne, des idées schmittiennes. Müller sillonne l’héritage du juriste, auteur par auteur, tout en évitant soigneusement le travers qui consisterait à débusquer des « schmittiens » partout, au détour de la moindre citation ; il rapporte en substance les nombreux débats pointus et spécialisés qui animèrent l’histoire des idées politiques de l’après-guerre, livrant des tendances, des filiations qu’il ne cherche nullement à plaquer sur une typologie embarrassante. Les arguments des successeurs et des interlocuteurs intellectuels de Carl Schmitt sont livrés dans toute leur singularité discursive. Si bien qu’il est difficile qu’échappe au lecteur le fait que Schmitt ait pesé de manière considérable sur les raisonnements de nombre de ses contemporains. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, quoique privé d’enseignement et écarté des universités, Carl Schmitt, ayant refusé de se soumettre à la dénazification, reçoit furtivement dans sa demeure à Plettenberg une minorité influente de penseurs qui participèrent à la mise sur pied de la nouvelle structure étatique ouest-allemande : Nicolaus Sombart, Hanno Kesting, Reinhart Koselleck, Roman Schnur, Armin Mohler ou encore Ernst-Wolfgang Böckenförde, pour ne citer que quelques noms. Il n’est donc pas faux d’affirmer, avec Habermas, que « l’histoire de cette influence a[urait] une valeur fondatrice pour l’État allemand. » [5] L’ombre de l’auteur de La notion de politique a effectivement plané sur les controverses d’après la guerre et accompagné le façonnage théorique du paysage juridico-polititque de la RFA. Devant le triomphe de l’adversaire américain, Schmitt, qui refusa de faire contrition et de consacrer la mise au ban de l’unité politique allemande, a permis d’assurer « la continuité d’une tradition allemande qui aurait été mise en cause. » [6] Tenu en dehors du « système », à l’écart des lieux déterminants, il est devenu une figure d’inspiration emblématique pour toute une série de jeunes théoriciens qui n’hésitèrent aucunement à puiser, dans son œuvre, des conceptions plutôt mal perçues à l’époque. Ses réflexions, conservatrices et autoritaires, furent relayées ; elles alimentèrent les discussions relatives à la rédaction d’une Constitution pour l’Allemagne de l’Ouest, exhumant l’option d’une protection de la démocratie renaissante contre ses ennemis antidémocratiques. L’idéal d’un État fort fut puissamment reconduit dans les écrits d’Ernst Forsthoff, schmittien devant l’Éternel, bien décidé à remettre l’État au-dessus de la société et des intérêts conflictuels qui animeraient cette dernière.

9783428159802.jpgMais l’œuvre du publiciste de Weimar n’a pas seulement eu écho à travers les travaux d’auteurs plus ou moins conservateurs : la réception de la pensée du juriste a pour spécificité d’être étonnamment polarisée. Jürgen Habermas lui-même, l’un des plus farouches contempteurs du théoricien du politique, n’a pas manqué de reconnaître l’exactitude du constat de Schmitt qui conclut à une déliquescence de la logique parlementaire. L’histoire de l’ « espace public » suit, en effet, à la lettre l’analyse que soumet Carl Schmitt de la transformation progressive du parlementarisme [7]. Dans son ouvrage, Müller rapporte que Henning Ritter, le fils de Joachim Ritter, avait déjà laissé sous-entendre qu’il existerait « une relation entre la pensée de Habermas et celle de Schmitt » [8] ; plus récemment, et en France qui plus est, Philippe Raynaud a défendu la thèse suivant laquelle la pensée du défenseur du patriotisme constitutionnel serait particulièrement redevable de celle du juriste allemand, « dans la mesure même où elle s’est constituée contre le décisionnisme de Schmitt » [9]. Phénomène plus curieux encore, une partie des doctrinaires libéraux prit l’initiative de libéraliser la pensée « du plus brillant ennemi du libéralisme qu’ait vu le siècle. » [10] Certains envisagèrent de composer un libéralisme amendé, capable de répliquer aux défis lancés par le juriste rhénan. Schmitt aurait diagnostiqué avec précision et acuité les failles et les faiblesses de la doctrine libérale, formulant des « questions percutantes » qui tourmentèrent les orthodoxies libérales ; il demeurerait entièrement envisageable de remédier aux problèmes de la neutralité et de la stabilité politique, deux béances qui fragiliseraient les théories libérales, en redéployant différemment les concepts du juriste — à se confronter aux anamnèses du philosophe conservateur, le libéralisme en ressortirait grandi. Parmi d’autres, Odo Marquard et Hermann Lübbe « s’efforcèrent de libéraliser des pans entiers de sa pensée pour la mettre au service de la démocratie libérale, c’est-à-dire pour la fortifier et lui donner de meilleurs outils pour qu’elle soit à même de relever des défis antilibéraux. » [11] Il en résulte « un mélange instable de priorités libérales et de moyens non libéraux. » [12] Lübbe s’est notamment risqué à prélever la méthode décisionniste chez Schmitt, dans l’optique assumée de renforcer la démocratie libérale. Cependant, comme l’indique Müller, une pareille entreprise dévoile avec clarté les limites d’une compatibilité des concepts schmittiens avec la pensée libérale, vu que Lübbe, par exemple, se voit contraint de délier la stabilité politique du principe de justification publique. Mais l’extrême droite ne demeure pas en reste ; elle s’est, elle aussi, penchée sur les arguments avancés par le juriste. En effet, sur une autre case de l’échiquier politique, la Nouvelle Droite française, menée par Alain de Benoist, a pour sa part multiplié les références à Schmitt afin de préserver la particularité des peuples contre l’universalisme libéral abstrait [13].

Au bout de chaque avenue, détaillée par Müller, qu’empruntèrent les nombreux « héritiers » de Carl Schmitt, aussi divers fussent-ils, émerge l’antilibéralisme pérenne du savant de Plettenberg. D’autres exégètes ont également émis une semblable hypothèse, sans toutefois l’étayer avec force détails comme l’a fait Jan-Werner Müller [14]. La tangibilité patente de la mondialisation socio-économique qui, d’autre part, s’étend au nom de principes éthiques (l’exportation des Droits de l’Homme), « ranime en permanence la tentation de reprendre la critique que Schmitt a dirigé contre un libéralisme tour à tour impuissant ou hypocrite » [15] — de la reprendre ou de s’en inspirer, de l’amender et de la prolonger. Les questions posées par le penseur conservateur ainsi que les diagnostics qu’il énonce ont connu une prorogation considérable au vu de la chronologie qu’a bâtie Müller. Il y a d’ailleurs fort à parier que les thèses et les outils conceptuels forgés par Schmitt en son temps n’ont pas terminé de nous livrer leurs vertus heuristiques, qu’elles demeurent susceptibles de nous révéler leur « actualité » potentielle.

En filigrane, Müller met le doigt sur deux phénomènes majeurs, qu’il analyse pour partie, et qui touchent de très près à l’héritage des théories politiques de Carl Schmitt. Ces deux questions ont trait à l’usage on ne saurait plus actuel — souvent polémique — des idées du juriste rhénan. Incontestablement, elles attestent de l’actualité manifeste de certains pans importants de la pensée de Schmitt, elles témoignent du caractère indéniable de l’héritage schmittien. D’un côté, à l’heure de la mondialisation, le post-marxisme semble éprouver toutes les difficultés du monde à se (re)définir : pour pallier un « manque » conceptuel, des théoriciens de la gauche radicale ont vu en Schmitt une formidable source d’inspiration disposée à redorer un blason obsolescent. D’autre part, bien qu’il est (ou qu’il fût) coutumier de dépeindre l’auteur du Nomos de la Terre comme le héraut de la cause statonationale, il semblerait que celui-ci ait pu léguer un attirail systématique habilité à penser positivement l’intégration macro-régionale, et plus particulièrement européenne, ainsi que moult arguments à même de souligner les faiblesses potentielles de toute construction continentale.

LES TOURMENTS THÉORIQUES DU POST-MARXISME : LE CONFLIT EN GUISE DE POLITISATION

Après la chute du mur de Berlin, Müller le répète à plusieurs endroits de son livre, une certaine gauche post-marxiste devait redécouvrir la pensée politique de Carl Schmitt. Les accointances de la gauche avec les concepts du théoricien conservateur ne relèvent toutefois pas d’une situation entièrement inédite. Depuis les années soixante, plusieurs auteurs ou mouvements radicaux se sont intéressés de près aux écrits du juriste, à commencer par Joachim Schickel, maoïste de son état. La Théorie du partisan, publiée en 1962, et l’optimisme général que purent inspirer à Schmitt les luttes anticoloniales n’y sont pas pour rien dans l’intérêt de la gauche qui essaie de penser le rôle de la guérilla dans les limites d’une idéologie révolutionnaire [16]. Peu de temps plus tard, toujours en Allemagne, Johannes Agnoli ressuscitait la critique schmittienne du parlementarisme, arguant que l’organe représentatif aurait développé une structure profondément oligarchique qui, de fait, ne représenterait plus le peuple mais l’État [17]. À la même période, en Italie, Mario Tronti et les « Marxisti Schmittiani » empruntaient le syntagme de l’ami et de l’ennemi — critère spécifique du politique —, l’interprétant sous la forme d’une compréhension renouvelée de l’antagonisme de classes [18]. On le voit, les récents emprunts à gauche ne sont pas sans posséder quelques antécédents de marque. C’est probablement chez Antonio Negri et Giorgio Agamben que le recyclage équivoque de concepts schmittiens pour une analyse ou pour une résolution normative des problèmes politico-philosophiques contemporains s’avère le plus frappant. Alors qu’Agamben mobilise le paradigme de l’ « état d’exception », Negri réfléchit le « pouvoir constituant » en s’appuyant notamment sur La dictature [19]. La visibilité retentissante des thèses et des prescriptions de ses deux auteurs a fait prendre conscience de l’ampleur d’un phénomène d’actualité, celui d’un « schmittianisme » (ou d’un « schmittisme ») de gauche. Selon Yves Charles Zarka, qui persiste a pensé que Schmitt est l’auteur de documents et non d’une œuvre, si l’extrême droite en vient à faire appel à Carl Schmitt, ce serait là « une chose naturelle », puisqu’elle ne ferait que « revendiquer ce qui lui appartient et selon une rhétorique habituelle », mais que la gauche radicale « prenne le même chemin », voilà un phénomène quelque peu incongru qui, d’après le spécialiste français de Hobbes, témoignerait d’une « crise idéologique » profonde du post-marxisme [20]. Pourquoi donc — car il est vrai qu’une telle inspiration ne semble pas aller de soi — une partie de la gauche actuelle s’est-elle empressée de recourir aux philosophèmes d’un conservateur aguerri qui, par surcroît, se compromit un temps avec le Reich hitlérien ?

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Dans un ouvrage publié il y a peu, Jean-Claude Monod tente d’apporter une première explication à ce curieux syndrome, en précisant que « les lectures marxistes de Schmitt pourraient faire l’objet d’une étude en soi » [21]. Il existerait sinon une réelle connexité, du moins une connivence notable, entre la pensée marxiste et celle du publiciste de Weimar : elles consacreraient, toutes les deux, l’existence d’une distinction conceptuelle originale. À la fois sanctifiée par Schmitt et par les théories marxistes, « la dissociation du libéralisme et de la démocratie » légitimerait un certain type de violence — celle de la classe ouvrière dans le cas des épigones de l’auteur du Capital. Mais, d’un autre côté, « la dissociation du politique et de l’étatique », constat malheureux dans La notion du politique, permettrait à l’extrême gauche actuelle de libérer le peuple — le pouvoir constituant — du joug de la souveraineté du prince [22]. Cette proximité analytique aurait rendu possible un emploi réfléchi (et infléchi) des thèses de l’ancien partisan du Troisième Reich. Les outils empruntés par « les schmittiens de gauche ou d’extrême gauche » leur auraient surtout permis de dénoncer l’un des travers de l’ordre libéral, à savoir le sapement de l’État de droit par le biais de procédures d’exception totalement banalisées [23]. La traduction en français du livre de Müller met à la portée du lectorat francophone un constat qui, quoique formulé quelques années auparavant, s’apparente grandement à celui de Monod. Néanmoins, le professeur de Princeton insiste plus particulièrement sur le fait que la gauche aurait trouvé chez Schmitt une réponse, qu’elle juge sans doute déterminante, dans l’objectif de pallier le besoin d’une repolitisation de la lutte contre le libéralisme triomphant ; c’est-à-dire le besoin d’une constitution de l’unité politique face à l’adversaire capitaliste. « En particulier, nous dit Müller, la pensée de Schmitt est censée compenser l’absence du politique et, plus encore, l’absence d’une théorie de l’État dans le marxisme. » [24] Partant du théoricien du politique, la gauche d’inspiration schmittienne finirait par célébrer le retour du conflit international ouvert, afin de s’opposer à l’universalisme libéral qu’elle calomnie pour cause de son hypocrisie. Plutôt que de concevoir « un modèle d’action politique à proprement parler », elle se borne à « réaffirmer la nature inévitablement conflictuelle du politique » (soit qu’elle estime cela comme une nécessité véritable, soit qu’un engagement dans une telle direction lui paraît préférable au triomphe du marché mondial) [25]. Dans tous les cas, il semble pour Müller que le post-marxisme souffre d’insuffisances théoriques, dans son combat contre le libéralisme, et qu’à ce titre, la pensée du plus fidèle détracteur de la doctrine libérale a pu tenir lieu d’expédient.

9782707149701.jpgSi en Allemagne ou en Italie, les emprunts contemporains aux théories de Schmitt peuvent prendre appui sur de véritables précédents, Zarka souligne qu’il s’agit en réalité d’un « phénomène assez nouveau en France » [26] — l’étude de Müller se cantonne d’ailleurs principalement aux deux premiers pays cités, et l’auteur ne cache pas que le « terme » de son parcours introspectif ne soit que « tout provisoire » [27]. Daniel Ben Saïd et Étienne Balibar ont, entre autres, eu recours à la pensée du juriste, ce dernier soutenant pour sa part que « pour connaître l’ennemi, il faut aller au pays de l’ennemi. » [28] Les réflexions de Balibar, ancien élève d’Althusser, nous apparaissent comme une piste conséquente, dans l’optique de concilier le « schmittianisme de gauche » (antilibéral) avec le refus de consacrer l’avènement du conflit comme mode d’être du politique. L’exigence d’une politisation — ou, plus simplement, d’une définition d’un « état » politique — peut déboucher, en dernière instance, sur « une résistance à la violence » [29]. Le philosophe français reconnaît sans ambages que le juriste rhénan a pesé sur l’histoire des idées politiques ; il n’a du reste pas hésité à affirmer, dans sa préface à la traduction du Der Leviathan de Schmitt, que la pensée de celui-ci était « l’une des pensées les plus inventives » [30] du vingtième siècle. C’est en s’adossant à la théorisation schmittienne de la souveraineté, qui lui apparaît « indispensable » pour comprendre l’ensemble des discours ayant trait « aux limites d’application » d’un tel concept [31], que Balibar a pu développé « la thèse d’un extrémisme du centre », taxant l’État de droit libéral d’être doté d’une « face d’exception » qui participerait à l’exclusion des anormaux et des déviants [32]. Mais cette prise en considération des arguments antilibéraux du juriste, que Balibar actualise et façonne, ne l’a pas empêché de questionner les « effets destructeurs de la violence, y compris de la violence révolutionnaire. » [33] La violence détruirait la possibilité même de la politique dont le maintien nécessiterait « un moment propre de civilité », c’est-à-dire un moment à l’issue duquel serait introduit l’impératif de l’anti-violence. À bien lire Balibar, il n’est pas certain que schmittianisme et post-marxisme soient incapables d’avancer de concert vers la génération d’une action politique de gauche.

LA CONSTRUCTION EUROPÉENNE OU L’OUBLI DE L’ÉLÉMENT PROPREMENT « POLITIQUE »

Il peut sembler inadapté, à première vue, de formuler l’hypothèse d’un rapprochement plausible entre la pensée politique de Carl Schmitt et les considérations théoriques actuelles autour de la construction européenne. Nicolas Sombart, qui a fréquenté le juriste déchu à Plettenberg, a réprouvé le fait que la plupart des lecteurs du publiciste découvraient, selon lui, « le faux Schmitt », à savoir le « concepteur de cette machine célibataire qu’est l’ "État" » [34], alors que l’auteur du Nomos de la Terre avait surtout su diagnostiquer le déclin de la forme étatique moderne qui serait parvenue à son terme. Avec le passage à l’ère globale, les Européens devraient songer à remplacer l’État, vieilli et poussiéreux, « par des formes d’ "unité politique" substantielles, véritablement souveraines. » [35]

41YfDNAAdOL.jpgDepuis une dizaine d’années, les études schmittiennes se sont élargies à la question d’un prolongement continental et européen de la notion du « politique ». Ce phénomène naissant, encore à l’état d’un décantage initial, fut impulsé, pour l’essentiel, par les recherches de Christoph Schönberger et d’Ulrich K. Preuss [36]. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le penseur conservateur s’était effectivement donné pour objectif de réfléchir sur l’avenir du Vieux Continent, désormais pris en étau entre les deux puissances dominantes. La « reconstruction » européenne, telle qu’il la voyait se dessiner, lui apparaissait comme une entreprise menée à l’encontre des Allemands vaincus et qui manquait, par ailleurs, de se pourvoir des attributs du politique. À la vue d’une Europe « kidnappée par des esclaves » [37] et soumise au dictat des vainqueurs, Schmitt conçoit un équilibre mondial reposant sur l’instauration d’un pluriversum de « grands espaces ».

Après 1945, le juriste rhénan revoit sa théorie du Großraum qu’il avait mise, dans un premier temps, au service du régime nazi. Celle-ci prévoit la suppression des entités étatiques en tant que lieux de souveraineté et leur incorporation au sein d’un espace « aux limites indéterminées, ou plutôt flexibles » [38], où chacun des peuples phagocytés disposerait de droits différentiels. Sous l’impulsion d’un « centre », du Reich allemand, un grand espace européen unifierait le Vieux Continent sur la base d’un critère d’appartenance christique (ou chrétien), constituant de fait une réponse appropriée au dépérissement progressif du concept d’État. Carl Schmitt n’a de cesse d’identifier l’Europe à la chrétienté ; cette dernière représenterait une solide alternative au bloc soviétique et au bloc libéral — marxisme et libéralisme étant tous deux la conséquence d’un noyau métaphysique athée et de croyances immanentistes. Se composerait, dès lors, un ordre mondial fondé sur la coexistence de plusieurs blocs autonomes — les grands espaces — qui permettrait ainsi un rééquilibrage des puissances. Tomas Kostelecky, en particulier, s’autorise à interpréter la notion de Großraum comme l’analyse intéressante d’un effacement tendanciel des frontières [39]. Schmitt aurait pressenti le déplacement progressif du lieu de la souveraineté depuis les entités étatiques vers un grand espace européen, préfigurant de ce fait l’avènement d’une construction d’échelle continentale.

L’élargissement des frontières géographiques s’accompagne, dans la théorie du penseur conservateur, d’une révision des limites « nationales » : la théorisation d’un Großraum passe inévitablement par une redéfinition du concept de nation. « Une Europe démocratique avait d’abord besoin d’un peuple européen homogène » [40], ce que la croyance en Jésus-Christ était toute disposée à fournir. Schmitt estime qu’un pacifisme morne ne peut, en aucun cas, prodiguer les propriétés vertueuses du politique. Dans sa construction de l’après-guerre, l’Europe aurait omis de fonder le patriotisme européen sur l’identification d’un autre, d’un ennemi, de se fonder sur l’homogénéité du peuple chrétien à même d’édifier une forme authentiquement politique pour le continent. Le savant de Plettenberg bat en brèche l’idéal du refus de la puissance ; il souhaite faire de l’Allemagne le « pôle impérial » d’une nation chrétienne, refusant d’un même geste la sanction des triomphateurs et l’élaboration d’une formule politique « neutre ».

Les questions de l’État-nation — et des relations internationales —, de la souveraineté, de l’ordre juridique européen, soulevées par Schmitt à son époque, sont actuellement consubstantielles au problème de l’intégration européenne. C’est assez logiquement que les raisonnements de ce dernier paraissent susceptibles, au jour d’aujourd’hui, de trouver une utilité particulièrement éloquente dans le cadre des discussions théoriques relatives à l’idée d’Europe. Si les écrits du juriste permettent d’attaquer systématiquement les thèses « néo-cosmopolitiques » et de nourrir l’ensemble des discours « souverainistes », nous rejoignons Müller sur le fait qu’il est également tout à fait pensable que de tels textes puissent peser sur les réflexions des néo-kantiens et des libéraux, dans l’optique bien différente de solidifier le modèle cosmopolitique. Il semble que s’il souhaite prendre effet, le cosmopolitisme y gagnerait beaucoup à prendre en compte « la dialectique schmittienne de la souveraineté et de l’unité politique forgée à peine de vie et de mort » [41], en vue d’envisager, en fin de compte, d’y échapper complètement. Müller formule, en filigrane, l’hypothèse suivante : probablement que ceux qui relèvent le défi de réfléchir à de nouvelles identités supranationales devront, d’une manière ou d’une autre, se mesurer aux philosophèmes de Carl Schmitt, afin d’imaginer les moyens nécessaires au dépassement de l’homogénéité et de l’hostilité [42]. Le penseur conservateur pourrait, semble-t-il, nous aider, a contrario, à penser (à renforcer ?) le domaine du métanational. Existerait-il une thématique plus actuelle en théorie politique ?

CONCLUSION

Yves Charles Zarka a tout récemment précisé la distinction qu’il avait opérée entre les œuvres et les documents, lorsque dans un article paru dans Le Monde au lendemain de la publication en français du Der Leviathan de Schmitt, il avait affirmé que les textes du juriste allemand appartenaient à la catégorie des documents [43]. Il écrit que « ce qui fait le caractère particulier du document est d’être inscrit dans un moment historique dont il est un témoignage, d’en être d’une certaine manière inséparable. En revanche, une œuvre nous interpelle au-delà de son temps, en dehors du contexte où elle a été écrite pour nous parler aussi bien de son temps que du nôtre. En ce sens, […] Schmitt est l’auteur de documents. » [44] Durant l’espace d’un demi-siècle, Carl Schmitt a influé sur l’ensemble du spectre politique, de l’extrême gauche italienne à la Nouvelle Droite française — et il continue de le faire de manière posthume. Il reste à espérer que la traduction en langue française de l’ouvrage de Jan-Werner Müller fera prendre conscience du poids et de l’importance qu’ont pu prendre les diagnostics et les anamnèses souvent judicieuses de l’adversaire le plus virulent du libéralisme — ce qui n’a jamais contraint ses lecteurs de partager les suggestions normatives qui corroborent l’analyse. S’obstiner à discréditer à tout prix la pensée du savant de Plettenberg au point de refuser que les écrits de ce dernier constituent une œuvre, au motif qu’entachés par le nazisme, ils n’auraient plus rien à nous dire d’actuel, est un tour de passe-passe plutôt difficile à réaliser.

Une critique de Tristan Storme

 
Pour citer cet article :

Notes

[1] L’expression est de George D. Schwab, « un chercheur de l’université de New York » qui, écrit Müller, fut « à l’origine de la redécouverte américaine de Schmitt » (Carl Schmitt : Un esprit dangereux, p. 302).

[2] Nous paraphrasons ici la formule d’Étienne Balibar : « Carl Schmitt est le plus brillant et donc [nous soulignons] le plus dangereux des penseurs d’extrême droite » (BALIBAR, Étienne [entretien avec], « Internationalisme ou barbarie », propos recueillis par Michael Löwy et Razmig Keucheyan, SolidaritéS, n° 30, mercredi 2 juillet 2003, p. 22, texte disponible sur : http://www.solidarites.ch/index.php... ).

[3] Op. cit., p. 9.

[4] Cf. surtout VAN LAAK, Dirk, Gespräche in der Sicherheit des Schweigens : Carl Schmitt in der politischen Geistesgeschichte der frühen Bundesrepublik, Berlin, Akademie Verlag. 1993.

[5] HABERMAS, Jürgen, « Le besoin d’une continuité allemande. Carl Schmitt dans l’histoire des idées politiques de la RFA », trad. par Rainer Rochlitz, Les Temps Modernes, n° 575, juin 1994, p. 31.

[6] Ibid., p. 32.

[7] Schmitt a développé sa compréhension de l’évolution du régime parlementaire dans Die geistesgeschichtliche Lage des heutigen Parlamentarismus (Parlementarisme et démocratie, trad. par Jean-Louis Schlegel et préface de Pasquale Pasquino, Paris, Seuil, coll. « Essais », 1988).

[8] Carl Schmitt : Un esprit dangereux, p. 369.

[9] RAYNAUD, Philippe, « Que faire de Carl Schmitt ? », Le Débat, n°131, septembre – octobre 2004, p. 165.

[10] Carl Schmitt : Un esprit dangereux, p. 13.

[11] Ibid., p. 169. C’est nous qui soulignons.

[12] Ibid., p. 184.

[13] « 13. L’intégrisme européen et l’essor de la (des) nouvelle(s) droite(s) européennes », in ibid., pp. 288-303.

[14] Claire-Lise Buis affirme, parmi d’autres, que « l’antilibéralisme est bien un élément fondamental de regroupement des fidèles schmittiens » (« Schmitt et les Allemands », Raisons politiques, n°5, février 2002, p. 151).

[15] Carl Schmitt : Un esprit dangereux, p. 29.

[16] « 8. Le Partisan dans le paysage de la trahison : la théorie de la guérilla de Schmitt — et ses partisans », in ibid., p. 204-219.

[17] « La critique du parlementarisme », in ibid., pp. 240-248.

[18] « Schmitt et la haine de classes : les Marxisti Schmittiani », in ibid., pp. 248-253.

[19] Cf. notamment AGAMBEN, Giorgio, État d’exception. Homo sacer, II, 1, trad. par Joël Gayraud, Paris, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2003 ; NEGRI, Antonio, Le pouvoir constituant. Essai sur les alternatives de la modernité, trad. par Étienne Balibar et François Matheron, Paris, PUF, coll. « Pratiques théoriques », 1997.

[20] ZARKA, Yves Charles, « Carl Schmitt, après le nazisme », Cités, n°17, 2004, p. 148.

[21] MONOD, Jean-Claude, Penser l’ennemi, affronter l’exception. Réflexions critiques sur l’actualité de Carl Schmitt, Paris, La Découverte, coll. « Armillaire », 2007, p. 21.

[22] « Les usages opposés de Schmitt : une longue histoire », in ibid., pp. 21-31.

[23] Ibid., p. 107.

[24] Carl Schmitt : Un esprit dangereux, p. 302.

[25] Ibid., p. 310 ; pp. 321-322.

[26] ZARKA, Yves Charles, Un détail nazi dans la pensée de Carl Schmitt, suivi de deux textes de Carl Schmitt traduits par Denis Trierweiler, Paris, PUF, coll. « Intervention philosophique », 2005, p. 92.

[27] Carl Schmitt : Un esprit dangereux, p. 343.

[28] BALIBAR, Étienne (entretien avec), loc. cit., p. 22.

[29] Cf. BALIBAR, Étienne, « Violence et civilité. Sur les limites de l’anthropologie politique », in GÓMEZ-MULLER, Alfredo, La question de l’humain entre l’éthique et l’anthropologie, Paris, L’Harmattan, coll. « Ouverture philosophique », 2004. Le texte est disponible sur : http://ciepfc.rhapsodyk.net/article... .

[30] « Le Hobbes de Schmitt, le Schmitt de Hobbes », préface à : SCHMITT, Carl, Le Léviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes, p. 8.

[31] BALIBAR, Étienne, « Prolégomènes à la souveraineté : la frontière, l’État, le peuple », Les Temps Modernes, n°610, septembre – octobre – novembre, 2000, p. 50.

[32] « Le Hobbes de Schmitt, le Schmitt de Hobbes », préface à : SCHMITT, Carl, op. cit., p. 11. C’est l’auteur qui souligne.

[33] BALIBAR, Étienne (entretien avec), « Internationalisme ou barbarie », propos recueillis par Michael Löwy et Razmig Keucheyan, SolidaritéS, n° 30, mercredi 2 juillet 2003, p. 23.

[34] « Promenades avec Carl Schmitt », in SOMBART, Nicolaus, Chroniques d’une jeunesse berlinoise (1933-1943), trad. par Olivier Mannoni, Paris, Quai Voltaire, 1992, p. 324.

[35] Carl Schmitt : Un esprit dangereux, p. 342.

[36] Cf. WAGNER, Helmut, « La Notion juridique de l’Union européenne : une vision allemande », trad. par Pascal Bonnard, Notes du Cerfa, n°30(a), février 2006, pp. 1-13. Le texte est disponible sur : http://www.ifri.org/files/Cerfa/Not... .

[37] Carl Schmitt : Un esprit dangereux, p. 203.

[38] KERVÉGAN, Jean-François, « Carl Schmitt et "l’unité du monde" », Les études philosophiques, n° 1, janvier 2004, p. 13.

[39] Cf. KOSTELECKY, Tomas, Aussenpolitik und Politikbegriff bei Carl Schmitt, München, Neubiberg-Institut für Staatwissenschaften, 1998.

[40] Carl Schmitt : Un esprit dangereux, p. 14. C’est nous qui soulignons.

[41] Ibid., p. 337.

[42] « Une ère post-héroïque ? Après la nation, l’État — et la mort politique », in ibid., pp. 336-338.

[43] ZARKA, Yves Charles, « Carl Schmitt, nazi philosophe ? », Le Monde, n° 17998, vendredi 6 décembre 2002, p. VIII.

[44] ZARKA, Yves Charles, « Carl Schmitt ou la triple trahison de Hobbes. Une histoire nazie de la philosophie politique ? », Droits – Revue française de théorie, de philosophie et de culture juridiques, n° 45, 2007, p. 177.

Le droit des peuples réglé sur le grand espace de Carl Schmitt

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Le droit des peuples réglé sur le grand espace de Carl Schmitt

par Karl Peyrade

Ex: https://www.lerougeetlenoir.org

Avec Le droit des peuples réglé sur le grand espace (1939-1942), Carl Schmitt commence à s’intéresser, dans le cadre de son analyse juridique et géopolitique, à la question de l’espace. Le droit international public est désigné par le juriste allemand comme le droit international des gens, c’est-à-dire ceux qui appartiennent à un Etat territorialement délimité dans un pays homogène. Le concept de grand espace apparaît au XIXe siècle avec l’idée de territoires équilibrés. Dans la tradition juridique française initiée par Jean Bodin puis reprise par les jacobins, ce sont plutôt les frontières naturelles qui ont servi à justifier l’expansion gallicane. A l’opposé, la logique de grand espace valide le droit des peuples à forte population à dominer sur les autres. La conception française s’articule sur un schéma géographique tandis que la notion de grand espace est liée à un déterminant démographique.

41Slx8ar6bL._SX328_BO1,204,203,200_.jpgCe paradigme spatial apparaît très explicitement dans la doctrine Monroe de 1823. Cette théorie américaine revendique l’indépendance de tous les Etats américains, interdit leur colonisation par des Etats tiers et défend à ceux-ci d’intervenir en leur sein. Elle crée donc un corpus de règles ayant vocation à s’appliquer à un grand espace qui est l’espace américain. La difficulté réside dans le fait que la doctrine Monroe a évolué avec le temps. Elle est passée d’un non-interventionnisme catégorique à un impérialisme intransigeant, d’une neutralité à une position morale donnant le droit de s’ingérer dans les affaires des pays du monde entier. « L’aversion de tous les juristes positifs contre une telle doctrine est bien compréhensible ; devant pareille imprécision du contenu normatif, le positiviste a le sentiment que le sol se dérobe sous lui », ironise l’auteur. En fait, les américains ont modifié leur interprétation de la doctrine Monroe au fil du temps et de leurs intérêts. La raison d’Etat se passe facilement des débats juridiques car contrairement à ce que de nombreux juristes pensent, dans la lignée du positivisme juridique, le droit ne créé rien. Il est simplement le reflet d’un rapport de forces. Les marxistes le désigneraient comme étant une superstructure.

D’après Talleyrand, l’Europe est constituée de relations entre Etats. Monroe est le premier à parler de grand espace. Le grand espace repose sur l’idée d’inviolabilité d’un espace déterminé sur lequel vit un peuple avec un projet politique. Il suppose aussi l’absence d’intervention dans les autres espaces. Au départ, ce principe était donc interprété dans un sens continentaliste. Mais à l’arrivée, on débouche sur un interventionnisme capitaliste et universaliste avec le triomphe de l’interprétation britannique. Le passage de la neutralité à l’impérialisme américain s’incarne particulièrement en la personne du président Wilson (1917). Ce dernier a fait du principe local du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes un principe à valeur universelle. Carl Schmitt critique cette « réinterprétation de la doctrine Monroe, au départ idée concrète du grand espace, géographiquement et historiquement déterminée, en principe général d’inspiration universaliste, censé valoir pour la Terre entière et prétendant à l’ubiquité ».

Le principe de sécurité des voies de communication britanniques constitue un bon exemple de notion universaliste au profit de l’impérialisme anglo-saxon. Contrairement aux Etats-Unis et à la Russie, il n’existe pas de continuité spatiale dans l’empire britannique qui est une addition de possessions émiettées sans espace déterminée et sans cohérence. Afin de justifier la sécurité des voies de communication, les anglais ont adopté des principes universalistes permettant d’assimiler l’empire britannique au monde. En effet, les anglais régnaient sur la mer. Ils avaient donc intérêt à ce que les voies maritimes soient sécurisées au nom de leur principe de sécurité des voies de communication leur permettant d’intervenir partout et de dominer les espaces maritimes des pays neutres. A titre d’exemple, ils ont empêché le monopole français sur le Canal de Suez en invoquant le principe de droit naturel des peuples à disposer d’eux-mêmes. Cela n’a en revanche pas fonctionné à Panama où les américains leur ont justement opposé la doctrine Monroe.

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Philosophiquement, la vision universaliste du monde trouve sa source dans la théorie du droit naturel du XVIIe siècle qui trouve son apogée dans le concept de liberté commerciale forgée au XIXe siècle. Il ne faut pas confondre la loi naturelle qui vient de Dieu et le droit naturel selon lequel les hommes naissent tous avec des droits inhérents à leur personne humaine. Ainsi, au-delà des caractéristiques ethniques, culturelles ou religieuses, l’homme parce qu’il est homme dispose de certains droits fondamentaux. L’avènement des droits de l’homme constitue l’aboutissement suprême de la théorie du droit naturel.

A l’inverse de cette théorie, la logique des grands espaces n’a pas de portée universaliste. Elle intègre l’évolution historique des grandes puissances territoriales ayant de l’influence sur des pays tiers. Le paradigme n’est donc plus national mais spatial. Au sein de l’espace dominé par une grande puissance règne la paix en raison de l’exigence de non-intervention. Mais en dehors de cet espace, l’intervention redevient possible. Carl Schmitt reprend le concept allemand d’empire pour l’adapter aux particularités de son époque. L’impérialisme répond au contraire à une vision supra ethnique, capitaliste et universaliste. L’auteur plaide pour le Reich allemand contre les deux universalismes de son temps : l’URSS socialiste et la révolution mondialo-libérale occidentale. Il faut rappeler que la pensée schmittienne n’est en aucun cas une pensée racialiste ce que les membres de la SS n’ont pas manqué de lui reprocher. Elle s’appuie en revanche sur un peuple constitué historiquement et ayant conscience de lui-même. Pour Schmitt, le concept d’empire est traversé par les mêmes idées, la même philosophie, ancré dans un grand espace et soutenu par un peuple.

« Les autres concepts de l’espace, désormais indispensables, sont en premier lieu le sol, à rattacher au peuple par une relation spécifique, puis celui, corrélatif au Reich, débordant l’aire du peuple et le territoire étatique, du grand espace de rayonnement culturel, mais aussi économique, industriel, organisationnel […] L’empire est plus qu’un Etat agrandi, de même que le grand espace n’est pas qu’un micro-espace agrandi. L’Empire n’est pas davantage identique au grand espace ; chaque empire possède un grand espace, s’élevant par là au-dessus de l’Etat spatialement déterminé par l’exclusivité de son domaine étatique, au-dessus de l’aire occupée par un peuple particulier. »

Plusieurs conceptions peuvent découler de cette notion de grand espace. Une acception purement économiste pourrait le voir uniquement comme le lieu de l’échange commercial avec d’autres grands espaces. La vision impériale, et non impérialiste, aboutirait à des relations entre empires basés sur des grands espaces. Au sein de ces grands espaces, des relations interethniques pourraient voir le jour. Sous réserve de non-ingérence de puissances étrangères, des relations interethniques pourraient même naître entre empires différents. La notion d’empire permet, contrairement à l’universalisme des droits de l’homme, de conserver les Etats et les peuples.

Juridiquement, l’espace est traditionnellement abordé par le droit de la manière suivante : le droit privé l’appréhende à travers l’appropriation d’une terre tandis que le droit public le considère comme le lieu d’exercice de la puissance publique. Les théories positivistes voient le droit comme « un ordre intimé par la loi ». Or, « les ordres ne peuvent s’adresser qu’à des personnes ; la domination ne s’exerce pas sur des choses, mais sur des personnes ; le pouvoir étatique ne peut donc se déterminer que selon les personnes ». Le positivisme juridique n’admet donc l’espace que comme un objet relevant de la perception, déterminé selon le temps et l’espace. Au fond, il s’agit d’un espace vide sur lequel s’exerce le pouvoir étatique. A l’inverse, Carl Schmitt part de l’espace pour fonder tout ordre juridique. L’auteur note l’influence juive au sein du droit constitutionnel allemand sur le concept d’espace vide : « Les rapports bizarrement gauchis qu’entretient le peuple juif avec tout ce qui touche au sol, à la terre et au territoire découlent du mode singulier de son existence politique. La relation d’un peuple à un sol façonné par son propre travail d’habitation et de culture, et à toutes les formes de pouvoir qui en émanent, est incompréhensible pour un esprit juif. » Le juriste allemand conclue son ouvrage en insistant sur le vocable juridique du Moyen-Âge qui avait une dimension spatiale (Stadt = site, civitas = cité, Land = terre etc.) et en constatant que la négation de l’espace conduit à la négation des limites ce qui aboutit à l’universalisme abstrait.

« Ces considérations ne visent certes pas à prôner le retour vers un état de choses médiéval. Mais on a bien besoin de subvertir et d’éliminer un mode de pensée et de représentation regimbant à l’espace, dont le XIXe siècle marque l’avènement, et qui gouverne encore la conceptualisation juridique tout entière ; en politique internationale, il va de pair avec l’universalisme déraciné, négateur de l’espace et par là sans limite, de la domination anglo-saxonne des mers. La mer est libre au sens où elle est libre d’Etat, c’est-à-dire libre de l’unique représentation d’ordre spatial qu’ait pu penser le droit d’obédience étatique. »

nomos.jpgOuvrage court mais très exigeant, Le droit des peuples réglé sur le grand espace constitue une bonne introduction à l’ouvrage majeur Le nomos de la terre qu’écrira par la suite Carl Schmitt. Ecrit dans un style toujours clair sans être universitaire, le livre présente le grand mérite d’être en avance sur son temps. A une époque où l’on réfléchissait encore en termes de nation, il anticipe largement les grandes évolutions du monde. Aujourd’hui, comment nier que le monde est traversé par une logique de blocs animés par une puissance dominante. L’espace américain est dominé par les Etats-Unis, l’espace asiatique par la Chine et l’espace eurasiatique par la Russie. Il n’y a guère que l’Europe qui ne suit pas cette évolution. En effet, au lieu de s’ancrer dans son espace culturel et religieux, elle a préféré se dissoudre dans un système technico-économique abstrait sous-tendu par les inévitables droits de l’homme. A trop nier l’espace, on finit par nier l’homme comme produit d’un enracinement culturel pour aboutir à l’homme-marchandise.

Karl Peyrade

dimanche, 23 février 2020

The Revolutionary Conservative Critique of Oswald Spengler

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The Revolutionary Conservative Critique of Oswald Spengler 

Ex: https://motpol.nu

Oswald Spengler is by now well-known as one of the major thinkers of the German Conservative Revolution of the early 20th Century. In fact, he is frequently cited as having been one of the most determining intellectual influences on German Conservatism of the interwar period – along with Arthur Moeller van den Bruck and Ernst Jünger – to the point where his cultural pessimist philosophy is seen to be representative of Revolutionary Conservative views in general (although in reality most Revolutionary Conservatives held more optimistic views).[1]

To begin our discussion, we shall provide a brief overview of the major themes of Oswald Spengler’s philosophy.[2] According to Spengler, every High Culture has its own “soul” (this refers to the essential character of a Culture) and goes through predictable cycles of birth, growth, fulfillment, decline, and demise which resemble that of the life of a plant. To quote Spengler:

A Culture is born in the moment when a great soul awakens out of the proto-spirituality of ever-childish humanity, and detaches itself, a form from the formless, a bounded and mortal thing from the boundless and enduring. It blooms on the soil of an exactly-definable landscape, to which plant-wise it remains bound. It dies when the soul has actualized the full sum of its possibilities in the shape of peoples, languages, dogmas, arts, states, sciences, and reverts into the proto-soul.[3]

There is an important distinction in this theory between Kultur (“Culture”) and Zivilisation (“Civilization”). Kultur refers to the beginning phase of a High Culture which is marked by rural life, religiosity, vitality, will-to-power, and ascendant instincts, while Zivilisation refers to the later phase which is marked by urbanization, irreligion, purely rational intellect, mechanized life, and decadence. Although he acknowledged other High Cultures, Spengler focused particularly on three High Cultures which he distinguished and made comparisons between: the Magian, the Classical (Greco-Roman), and the present Western High Culture. He held the view that the West, which was in its later Zivilisation phase, would soon enter a final imperialistic and “Caesarist” stage – a stage which, according to Spengler, marks the final flash before the end of a High Culture.[4]

Perhaps Spengler’s most important contribution to the Conservative Revolution, however, was his theory of “Prussian Socialism,” which formed the basis of his view that conservatives and socialists should unite. In his work he argued that the Prussian character, which was the German character par excellence, was essentially socialist. For Spengler, true socialism was primarily a matter of ethics rather than economics. This ethical, Prussian socialism meant the development and practice of work ethic, discipline, obedience, a sense of duty to the greater good and the state, self-sacrifice, and the possibility of attaining any rank by talent. Prussian socialism was differentiated from Marxism and liberalism. Marxism was not true socialism because it was materialistic and based on class conflict, which stood in contrast with the Prussian ethics of the state. Also in contrast to Prussian socialism was liberalism and capitalism, which negated the idea of duty, practiced a “piracy principle,” and created the rule of money.[5]

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Oswald Spengler’s theories of predictable culture cycles, of the separation between Kultur and Zivilisation, of the Western High Culture as being in a state of decline, and of a non-Marxist form of socialism, have all received a great deal of attention in early 20th Century Germany, and there is no doubt that they had influenced Right-wing thought at the time. However, it is often forgotten just how divergent the views of many Revolutionary Conservatives were from Spengler’s, even if they did study and draw from his theories, just as an overemphasis on Spenglerian theory in the Conservative Revolution has led many scholars to overlook the variety of other important influences on the German Right. Ironically, those who were influenced the most by Spengler – not only the German Revolutionary Conservatives, but also later the Traditionalists and the New Rightists – have mixed appreciation with critique. It is this reality which needs to be emphasized: the majority of Conservative intellectuals who have appreciated Spengler have simultaneously delivered the very significant message that Spengler’s philosophy needs to be viewed critically, and that as a whole it is not acceptable.

The most important critique of Spengler among the Revolutionary Conservative intellectuals was that made by Arthur Moeller van den Bruck.[6] Moeller agreed with certain basic ideas in Spengler’s work, including the division between Kultur and Zivilisation, with the idea of the decline of the Western Culture, and with his concept of socialism, which Moeller had already expressed in an earlier and somewhat different form in Der Preussische Stil (“The Prussian Style,” 1916).[7] However, Moeller resolutely rejected Spengler’s deterministic and fatalistic view of history, as well as the notion of destined culture cycles. Moeller asserted that history was essentially unpredictable and unfixed: “There is always a beginning (…) History is the story of that which is not calculated.”[8] Furthermore, he argued that history should not be seen as a “circle” (in Spengler’s manner) but rather a “spiral,” and a nation in decline could actually reverse its decline if certain psychological changes and events could take place within it.[9]

md30309192093.jpgThe most radical contradiction with Spengler made by Moeller van den Bruck was the rejection of Spengler’s cultural morphology, since Moeller believed that Germany could not even be classified as part of the “West,” but rather that it represented a distinct culture in its own right, one which even had more in common in spirit with Russia than with the “West,” and which was destined to rise while France and England fell.[10] However, we must note here that the notion that Germany is non-Western was not unique to Moeller, for Werner Sombart, Edgar Julius Jung, and Othmar Spann have all argued that Germans belonged to a very different cultural type from that of the Western nations, especially from the culture of the Anglo-Saxon world. For these authors, Germany represented a culture which was more oriented towards community, spirituality, and heroism, while the modern “West” was more oriented towards individualism, materialism, and capitalistic ethics. They further argued that any presence of Western characteristics in modern Germany was due to a recent poisoning of German culture by the West which the German people had a duty to overcome through sociocultural revolution.[11]

Another key intellectual of the German Conservative Revolution, Hans Freyer, also presented a critical analysis of Spenglerian philosophy.[12] Due to his view that that there is no certain and determined progress in history, Freyer agreed with Spengler’s rejection of the linear view of progress. Freyer’s philosophy of culture also emphasized cultural particularism and the disparity between peoples and cultures, which was why he agreed with Spengler in terms of the basic conception of cultures possessing a vital center and with the idea of each culture marking a particular kind of human being. Being a proponent of a community-oriented state socialism, Freyer found Spengler’s anti-individualist “Prussian socialism” to be agreeable. Throughout his works, Freyer had also discussed many of the same themes as Spengler – including the integrative function of war, hierarchies in society, the challenges of technological developments, cultural form and unity – but in a distinct manner oriented towards social theory.[13]

41KpKuhd2tL._SX322_BO1,204,203,200_.jpgHowever, Freyer argued that the idea of historical (cultural) types and that cultures were the product of an essence which grew over time were already expressed in different forms long before Spengler in the works of Karl Lamprecht, Wilhelm Dilthey, and Hegel. It is also noteworthy that Freyer’s own sociology of cultural categories differed from Spengler’s morphology. In his earlier works, Freyer focused primarily on the nature of the cultures of particular peoples (Völker) rather than the broad High Cultures, whereas in his later works he stressed the interrelatedness of all the various European cultures across the millennia. Rejecting Spengler’s notion of cultures as being incommensurable, Freyer’s “history regarded modern Europe as composed of ‘layers’ of culture from the past, and Freyer was at pains to show that major historical cultures had grown by drawing upon the legacy of past cultures.”[14] Finally, rejecting Spengler’s historical determinism, Freyer had “warned his readers not to be ensnared by the powerful organic metaphors of the book [Der Untergang des Abendlandes] … The demands of the present and of the future could not be ‘deduced’ from insights into the patterns of culture … but were ultimately based on ‘the wager of action’ (das Wagnis der Tat).”[15]

Yet another important Conservative critique of Spengler was made by the Italian Perennial Traditionalist philosopher Julius Evola, who was himself influenced by the Conservative Revolution but developed a very distinct line of thought. In his The Path of Cinnabar, Evola showed appreciation for Spengler’s philosophy, particularly in regards to the criticism of the modern rationalist and mechanized Zivilisation of the “West” and with the complete rejection of the idea of progress.[16] Some scholars, such as H.T. Hansen, stress the influence of Spengler’s thought on Evola’s thought, but it is important to remember that Evola’s cultural views differed significantly from Spengler’s due to Evola’s focus on what he viewed as the shifting role of a metaphysical Perennial Tradition across history as opposed to historically determined cultures.[17]

In his critique, Evola pointed out that one of the major flaws in Spengler’s thought was that he “lacked any understanding of metaphysics and transcendence, which embody the essence of each genuine Kultur.”[18] Spengler could analyze the nature of Zivilisation very well, but his irreligious views caused him to have little understanding of the higher spiritual forces which deeply affected human life and the nature of cultures, without which one cannot clearly grasp the defining characteristic of Kultur. As Robert Steuckers has pointed out, Evola also found Spengler’s analysis of Classical and Eastern cultures to be very flawed, particularly as a result of the “irrationalist” philosophical influences on Spengler: “Evola thinks this vitalism leads Spengler to say ‘things that make one blush’ about Buddhism, Taoism, Stoicism, and Greco-Roman civilization (which, for Spengler, is merely a civilization of ‘corporeity’).”[19] Also problematic for Evola was “Spengler’s valorization of ‘Faustian man,’ a figure born in the Age of Discovery, the Renaissance and humanism; by this temporal determination, Faustian man is carried towards horizontality rather than towards verticality.”[20]

Finally, we must make a note of the more recent reception of Spenglerian philosophy in the European New Right and Identitarianism: Oswald Spengler’s works have been studied and critiqued by nearly all major New Right and Identitarian intellectuals, including especially Alain de Benoist, Dominique Venner, Pierre Krebs, Guillaume Faye, Julien Freund, and Tomislav Sunic. The New Right view of Spenglerian theory is unique, but is also very much reminiscent of Revolutionary Conservative critiques of Moeller van den Bruck and Hans Freyer. Like Spengler and many other thinkers, New Right intellectuals also critique the “ideology of progress,” although it is significant that, unlike Spengler, they do not do this to accept a notion of rigid cycles in history nor to reject the existence of any progress. Rather, the New Right critique aims to repudiate the unbalanced notion of linear and inevitable progress which depreciates all past culture in favor of the present, while still recognizing that some positive progress does exist, which it advocates reconciling with traditional culture to achieve a more balanced cultural order.[21] Furthermore, addressing Spengler’s historical determinism, Alain de Benoist has written that “from Eduard Spranger to Theodor W. Adorno, the principal reproach directed at Spengler evidently refers to his ‘fatalism’ and to his ‘determinism.’ The question is to know up to what point man is prisoner of his own history. Up to what point can one no longer change his course?”[22]

MOM-ND.jpgLike their Revolutionary Conservative precursors, New Rightists reject any fatalist and determinist notion of history, and do not believe that any people is doomed to inevitable decline; “Decadence is therefore not an inescapable phenomenon, as Spengler wrongly thought,” wrote Pierre Krebs, echoing the thoughts of other authors.[23] While the New Rightists accept Spengler’s idea of Western decline, they have posed Europe and the West as two antagonistic entities. According to this new cultural philosophy, the genuine European culture is represented by numerous traditions rooted in the most ancient European cultures, and must be posed as incompatible with the modern “West,” which is the cultural emanation of early modern liberalism, egalitarianism, and individualism.

The New Right may agree with Spengler that the “West” is undergoing decline, “but this original pessimism does not overshadow the purpose of the New Right: The West has encountered the ultimate phase of decadence, consequently we must definitively break with the Western civilization and recover the memory of a Europe liberated from the egalitarianisms…”[24] Thus, from the Identitarian perspective, the “West” is identified as a globalist and universalist entity which had harmed the identities of European and non-European peoples alike. In the same way that Revolutionary Conservatives had called for Germans to assert the rights and identity of their people in their time period, New Rightists call for the overcoming of the liberal, cosmopolitan Western Civilization to reassert the more profound cultural and spiritual identity of Europeans, based on the “regeneration of history” and a reference to their multi-form and multi-millennial heritage.

Lucian Tudor 

 

Notes

[1] An example of such an assertion regarding cultural pessimism can be seen in “Part III. Three Major Expressions of Neo-Conservatism” in Klemens von Klemperer, Germany’s New Conservatism: Its History and Dilemma in the Twentieth Century (Princeton: Princeton University Press, 1968).

[2] To supplement our short summary of Spenglerian philosophy, we would like to note that one the best overviews of Spengler’s philosophy in English is Stephen M. Borthwick, “Historian of the Future: An Introduction to Oswald Spengler’s Life and Works for the Curious Passer-by and the Interested Student,” Institute for Oswald Spengler Studies, 2011, <https://sites.google.com/site/spenglerinstitute/Biography>.

[3] Oswald Spengler, The Decline of the West Vol. 1: Form and Actuality (New York: Alfred A. Knopf, 1926), p. 106.

[4] Ibid.

[5] See “Prussianism and Socialism” in Oswald Spengler, Selected Essays (Chicago: Gateway/Henry Regnery, 1967).

[6] For a good overview of Moeller’s thought, see Lucian Tudor, “Arthur Moeller van den Bruck: The Man & His Thought,” Counter-Currents Publishing, 17 August 2012, <http://www.counter-currents.com/2012/08/arthur-moeller-van-den-bruck-the-man-and-his-thought/>.

[7] See Fritz Stern, The Politics of Cultural Despair (Berkeley & Los Angeles: University of California Press, 1974), pp. 238-239, and Alain de Benoist, “Arthur Moeller van den Bruck,” Elementos: Revista de Metapolítica para una Civilización Europea No. 15 (11 June 2011), p. 30, 40-42. <http://issuu.com/sebastianjlorenz/docs/elementos_n__15>.

[8] Arthur Moeller van den Bruck as quoted in Benoist, “Arthur Moeller van den Bruck,” p. 41.

[9] Ibid., p. 41.

[10] Ibid., pp. 41-43.

[11] See Fritz K. Ringer, The Decline of the German Mandarins: The German Academic Community, 1890–1933 (Hanover: University Press of New England, 1990), pp. 183 ff.; John J. Haag, Othmar Spann and the Politics of “Totality”: Corporatism in Theory and Practice (Ph.D. Thesis, Rice University, 1969), pp. 24-26, 78, 111.; Alexander Jacob’s introduction and “Part I: The Intellectual Foundations of Politics” in Edgar Julius Jung, The Rule of the Inferiour, Vol. 1 (Lewiston, New York: Edwin Mellon Press, 1995).

[12] For a brief introduction to Freyer’s philosophy, see Lucian Tudor, “Hans Freyer: The Quest for Collective Meaning,” Counter-Currents Publishing, 22 February 2013, <http://www.counter-currents.com/2013/02/hans-freyer-the-quest-for-collective-meaning/>.

[13] See Jerry Z. Muller, The Other God That Failed: Hans Freyer and the Deradicalization of German Conservatism (Princeton: Princeton University Press, 1987), pp. 78-79, 120-121.

[14] Ibid., p. 335.

[15] Ibid., p. 79.

[16] See Julius Evola, The Path of Cinnabar (London: Integral Tradition Publishing, 2009), pp. 203-204.

[17] See H.T. Hansen, “Julius Evola’s Political Endeavors,” in Julius Evola, Men Among the Ruins: Postwar Reflections of a Radical Traditionalist (Rochester: Inner Traditions, 2002), pp. 15-17.

[18] Evola, Path of Cinnabar, p. 204.

[19] Robert Steuckers, “Evola & Spengler”, Counter-Currents Publishing, 20 September 2010, <http://www.counter-currents.com/2010/09/evola-spengler/> .

[20] Ibid.

[21] In a description that applies as much to the New Right as to the Eurasianists, Alexander Dugin wrote of a vision in which “the formal opposition between tradition and modernity is removed… the realities superseded by the period of Enlightenment obtain a legitimate place – these are religion, ethnos, empire, cult, legend, etc. In the same time, a technological breakthrough, economical development, social fairness, labour liberation, etc. are taken from the Modern” (See Alexander Dugin, “Multipolarism as an Open Project,” Journal of Eurasian Affairs Vol. 1, No. 1 (September 2013), pp. 12-13).

[22] Alain de Benoist, “Oswald Spengler,” Elementos: Revista de Metapolítica para una Civilización Europea No. 10 (15 April 2011), p. 13.<http://issuu.com/sebastianjlorenz/docs/elementos_n__10>.

[23] Pierre Krebs, Fighting for the Essence (London: Arktos, 2012), p. 34.

[24] Sebastian J. Lorenz, “El Decadentismo Occidental, desde la Konservative Revolution a la Nouvelle Droite,”Elementos No. 10, p. 5.

vendredi, 21 février 2020

ACTUALITÉ DE CARL SCHMITT: Les notions de politique, de guerre discriminatoire et de grands espaces

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ACTUALITÉ DE CARL SCHMITT:

Les notions de politique, de guerre discriminatoire et de grands espaces

Sur le NOMOS de la Terre et la dissolution de l'ordre européen

par Irnerio Seminatore

Ex: http://www.ieri.be

TABLE DES MATIÈRES

La République de Weimar et ses débats

L'ami et l'ennemi

La théorie moderne de l’État

La dissolution de l'ordre européen

Union européenne et Confédération d’États. De la guerre inter-étatique à la "guerre civile mondiale"

Ordre cosmopolitique, logique de la terre  et droits circonscrits

Le "pluriversum" comme nouvel ordre planétaire

Le Nomos de la Terre, la criminalisation de l'ennemi et la géopolitique des grands espaces

Types de Guerre et ordres juridiques

L'unification des théâtres et la sécurité collective

Conflits et systèmes d'équilibre: C.Schmitt et H.Kissinger

Le dilemme de l'ordre international. Système de règles ou système de forces? 

L'Europe, la démondialisation et les dangers du consensus de masse.

**********************************************

La République de Weimar et ses débats

Carl Schmitt (1888-1985),  figure centrale  de la "révolution conservatrice" allemande fut l'une des personnalités  marquantes du débat constitutionnel  de la République  de Weimar, puis de la montée et triomphe du national-socialisme des années 20 et 30.

Ses ouvrages et en particulier "La notion de politique" ne cessèrent d'être les références de base de la politologie allemande de l'époque.

Quant à cette notion, il bouleversa les paradigmes de la politique, comme lieu de discrimination de l'ami et de l'ennemi et dans le sillage  de celle-ci  il décela les fondements  des concepts de souveraineté et de décision, en gardant pour maîtres Machiavel, Bodin et Hobbes. Sa contribution est au confluant de doctrines et de situations diverses et elle est  redevable,pour l'aspect doctrinal de  la mise en relation de la métaphysique et de la théologie politiques, propres à  la tradition de la "Respublica Christiana" du Moyen Age , avec le rationalisme de la politique moderne et, pour la conjoncture politique et intellectuelle, de  la période d'incertitudes et d'instabilité, ouverte par le Traité de Versailles et par le passage de l'Empire allemand à la République de Weimar.

Lorsque parut, en 1927, la "Notion de politique", la plupart des politistes déduisaient la spécificité de la politique de la théorie générale de l’État. Or la politique est une activité primordiale, consubstantielle à la constitution de la société et précède l'invention moderne  de l’État, forme historique et périssable de la politique. Puisque Schmitt refuse de définir la politique par le droit ou par l'institution de l’État, il en radicalise le trait essentiel, celui d'une "relation spécifique et fondamentale, ne se laissant déduire d'aucune autre relation et à laquelle on peut réduire toute autre activité et tout motif politique, qui est celle de l'ami et de l'ennemi".

Dans la conception de Schmitt le primat du  politique sur le droit est fondé sur la distinction, selon laquelle le politique est constituant et le droit régulateur. Ce primat repose en effet  sur une décision souveraine, qui rend effectives, en temps de crise ,les situations d'exception, car "il n'existe pas de normes, que l'on puisse appliquer au cahos".

"Souverain est qui décide de l'exception en situation d'exception. En effet la normalité ne prouve rien et l'exception prouve tout, car la règle ne vit qu'à partir  de l'exception". Dans ces conditions, la dictature souveraine préserve l'unité, face au danger d'une situation prolongée de crise. Ici le risque extrême est la dangerosité existentielle de l'ennemi, à combattre et à anéantir. Dans ce cas la dictature du souverain rétablit l'ordre détruit, le droit bafoué et la sécurité menacée , par un pouvoir d'exception et d'urgence.

L'ami et l'ennemi

C'est par le primat du politique qu'on peut faire le partage entre l'ami et l'ennemi, fondement du concept de politique dans sa réalité existentielle, lorsque l’État est mis lui même en question et qu'une lutte est à mener sans limites juridiques.

La distinction entre l'ami et l'ennemi est d'exprimer le"degré d'intensité d'un lien, ou d'une séparation, d'une association ou d'une dissociation". Quant à la figure de l'ennemi, il s'agit d' un ennemi public (hostis) et non privé (inimicus), contre lequel une guerre est toujours possible.Or, pour qu'une guerre soit déclarée contre l'ennemi interne ou extérieur, il faut qu'un certain type d'ordre soit  remis en cause. Or,à l'époque de Weimar,cette remise en cause concernait la stabilité politique, par l'absence d'un État fort et d'une économe saine. Ce fut alors la raison pour laquelle, dès cette période, la constitution de l’État opposa C.Schmitt à l'inspiration libérale de la période et à la démocratie de masse, professés par les courants sociaux démocrates, en raison de leur capacité  de dissolution de l' homogénéité sociale du pays.

L'homogénéité est ici à entendre comme l'accord de tous sur les décisions fondamentales de l'être politique, ce qui constitue une masse en unité. Or la substance  de cet ensemble   est de l'ordre des sentiments et des affects, tandis que sa dissolution résulte de la problématisation de la raison moderne, sans foi ni transcendance.

Poussant plus loin sa critique de la  paralysie de la démocratie de Weimar, et opposant à l'idéologie du progrès  l'image de l’État qui décide et qui gouverne, Carl Schmitt blâme  la neutralisation et la dépolitisation du régime des partis, le parlamentarisme érodé et la ploutocratie, ainsi que la "passivité" de la bourgeoisie, comme classe "discutidora" (Donoso Cortès) et devient un partisan de "l’État fort" et  de la "démocratie plébiscitaire".

51mFmfLmnNL._SX319_BO1,204,203,200_.jpgLa théorie moderne de l’État


Quant à la Constitution de la République de Weimar, paralysée par le pluralisme des intérêts particuliers et le libéralisme montant, considéré comme l'indécision organisée au sein de débats parmementaires sans fin, l’État se  rend incapable, selon Schmitt,  d'affronter la démocratie de masse. En se démarquant des droits de l'homme universel, indépendants du droit positif,  Schmitt soutient l'idée que toute constitution politique résulte d'un ordre qui se rend effectif par le droit, sans s'identifier à celui-ci. Or, dans toute constitution le souverain,( homme ou office), crée le cadre des conditions préalables du droit, l'ordre fondateur, la constitution.  Sous cet angle, l’État moderne est  légitimé démocratiquement, mais la démocratie, comme régime politique, est conditionnée à son tour, par la forme d’État et par l'homogénéité du peuple.
Enfin, en matière de relations internationales, Schmitt est à considérer comme le dernier représentant du " Ius Publicum Europaeum", le courant de pensée qui esquissa la trame du droit public européen, fondé sur la reconnaissance de la légalité et légitimité du "droit à la guerre" des États , au XVI ème et XVIIème siècles, tant exalté au XVIIIème, remis en cause par la Révolution française, repris avec le Congrès de Vienne en 1815 et prolongé jusqu'à l'universalisme abstrait de la Société des Nations et des Nations Unies au XXème siècle.

La dissolution de l'ordre européen


L'universalisme des institutions internationales   du premier et du deuxième après guerre, est tenu comme inapte à concevoir la variété des formes de la communauté juridique mondiale , car fait défaut à la Société des Nations et aux Nations Unies "toute pensée constructive  et toute substance d'une communauté" de peuples.

Quant au système international international publique, l'architecture  de celui-ci ne peut être assurée par une quelconque application de la "théorie pure du droit" ,à la Kelsen, dérivée d'une "Grundnorm", car celle-ci est de nature logico-transcendentale et  occulte l'origine profonde des normes.

D'après le Traité de Versailles et vis à vis  de l'Allemagne, les institutions universelles prolongeraient, pour Schmitt, sous un manteau juridique formel, la situation de guerre, derrière un ordre de façade et une paix "inauthentique".

Dans le cadre d'une situation européenne instable ou menaçante, la possibilité de l’État de s'autoconserver repose, pour Schmit, sur une action qui émane de sa souveraineté et de son autonomie, la capacité d'une décision  d'exception.

Ainsi , la survie  d'une communauté politique a besoin d'un État pourvu du "ius belli", car la guerre comme inimitié radicale ne peut exister que d’État à État et seul l’État peut lui consacrer des ressources vitales.

Sous cet angle, l’État qui mène une politique pacifiste ou humanitaire cesse d'être un sujet politique ou une unité significative du système international (Union européenne), car seul l’État, caractérisé par un rapport stable à son territoire et qui reste dans une relation de possession naturelle avec lui,  peut assurer l'auto-conservation d'une société.

41-mdkcq6IL._SX328_BO1,204,203,200_.jpgUnion européenne et Confédération d’États. De la guerre inter-étatique à la "guerre civile mondiale"

La naissance de l'Union Européenne,dans les années 50, anticipant sur un monde pacifié, remplace l'ancien ordre étatique autour d'un concept dépolitisé et fonctionnel, l'intégration régionale, se situant entre les deux niveaux, du globalisme  et les États nationaux classiques. Elle marque la fin de la géopolitique traditionnelle, comme rivalité entre sujets belliqueux et résiste à la tendance continentale et eurasienne  des "grands espaces", ainsi qu'à la diversification du monde multipolaire.

Sa constitution d'acteur incomplet, lui interdit de se ranger du coté des puissances eurasiennes  et de pratiquer un jeu d' équilibre  et de contre-poids entre le pouvoir thalassocratique dominant et la logique continentale du Heartland. Par ailleurs elle participe du politéisme des valeurs,  propre à l'universalisme  mondialiste et ne peut saisir les occasions de l'ère post-moderne, pour profiter de la reconfiguration du monde.

Avec le désencrage de la Grande Bretagne du continent  se confirme  la prépondérance des puissances de la mer sur celles de la terre et la déterritorialisation du pouvoir d'éversion, qu'il prenne la forme du néo-terrorisme global ou d'autres formes de conflit armé. Ceci  implique  une transformation de la guerre inter-étatique en "guerre civile mondiale". La politique devient une simple potentialité d'opposition et de révolte, au cœur d'un universalisme nihiliste. Dans ce contexte le processus de démondialisation en cours, avec l'irruption du politique  et le retour sécuritaire de la forme étatique, implique une revendication d'indépendance et d'initiative stratégique, autrefois impensable, vis à vis de l'Amérique. Cette revendication postule également une réforme institutionnelle profonde .Selon l'ancien président de la Commission, Jacques Delors, l'Union européenne devrait s’inspirer du modèle de la confédération d’État et des capacités d'action de troisième force. Conçue en revanche comme espace euro-atlantique et comme appendice de l'Amérique, sa liberté de manœuvre est limitée, bien qu'elle puisse se donner le but commun de la conservation politique, si son existence politique était assortie d'un "ius belli". Or, l'objectif historique d'Hégémon est d'éviter la constitution d'un bloc continental eurasien, le Heartland, rivalisant avec les États-Unis. Pour rappel, l'évolution planétaire du monde, depuis l'effondrement de l'Union Soviétique a comporté une déterritorialisation des sociétés, dépourvues de frontières et la soumission du monde à la logique des flux, ou, en définitive,à la logique de la mer. Au même temps l'élargissement de l'Union européenne et de l'Otan vers les grands espaces d'Asie a substitué le principe d'ordre des relations internationales, de l'universalisme abstrait du droit international public aux rapports de force du réalisme classique.

Ordre, cosmopolitisme, logique de la terre et droits circonscrits


L'affaiblissement des États souverains, débuté dans les entre deux guerres,  fait perdre aux conflits leur caractère limité aux profit des notions de guerre illimitée et  d'alliances militaires, qui coïncident aujourd'hui, avec les pôles de pouvoirs d'un système désormais planétaire.

Par ailleurs, l'apparition des grands espaces, depuis le XVIème siècle avec la découverte des Amériques, pose  le problème d'un nouvel ordre, qui puisse devenir le fondement de nouvelles légitimités et allégeances.

Avec le "Nomos de la terre"(1950) Schmitt exprime l'exigence d'une réflexion qui rende possible l'instauration de ce  nouveau droit et identifie cette condition dans l'enracinement des  nouvelles lois dans la logique de la terre , comme unités d'un ordre et d'un espace circonscrits.

La  condition de l'espace est primordiale, pour Schmitt, car elle définit le fondement de la légalité internationale,  toute forme d' ordre comportant  une délimitation de l'espace. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle la modernité occidentale peine à imposer des formes de pouvoir stables, puisqu'elle a remplacé l'ordre concret de la terre par l'ordre abstrait de la loi . On comprendra mieux l'opposition de Schmitt à la pensée positiviste (H.Kelsen) et à l'idéal cosmopolitique (E.Kant),car Schmitt fait appel au substrat originel de toute société, la terre,comme fondement ancestral du droit

L'occultation de l'origine des normes par H.Kelsen, fait rappeler à Schmitt la  conception pluraliste des sources du droit, comme socle de toutes les manifestations  de l'ordre social

Il en découle que tout peuple, est lié à son environnement géopolitique, dont il est empreint et que la négation, par les universalistes, de tout enracinement à une source de vie, est une négation des souverainetés qui s'y exercent.

La conception actuelle du "nouvel ordre mondial" (W.Bush) rompt avec la diversité des attachements aux sols, politiques et moraux, civils et religieux, par l'universalisme fictif d'un modèle  unique,le régime démocratique, comme modèle de déracinement et d'aliénation culturelle.

Ainsi , à titre de prévention, le "pluri-versum" des peuples et des États, qui  est le nom schmittien de la multipolarité actuelle,représente  la succession historique des souverainetés européennes et leur dépassement, dans  la perspective des "grands espaces" et dans l'irruption planétaire d' un ordre global.

9783428074716-fr.jpgLe "pluriversum" comme nouvel ordre planétaire

A la fin du deuxième conflit mondial, Schmitt tire le bilan de l'affaiblissement de l’État souverain et de la  fin du système international euro-centrique. Le constat d'un universalisme sans espace et d'un normativisme abstrait, dépourvu  d'une légalité sur  laquelle fonder des accords, pousse Schmitt à interroger le nouvel ordre planétaire, afin de dégager les règles communes à une pluralité d'acteurs dissemblables. Ça lui saute aux jeux avec évidence que le nouvel ordre ne peut être le produit d'une logique juridique, mais d'un ordre spatial délimité. Le nouveau Nomos,se dessine ainsi, comme"la forme immédiate, par laquelle l'ordre social et politique d'un peuple, devient spatialement visible". La lecture planétaire  de Schmitt est celle d'une diversification du monde en grands espaces autonomes, globalement opposés à l'universalisme de la puissance hégémonique et alternatif à un univers d'Etats-Nations déclinant. Le Nomos de la Terre, la criminalisation de l'ennemi et la géopolitique des grands espaces

Avec "Le Nomos de la Terre" (de 1950), Schmitt consacre sa réflexion aux relations internationales, une constante omniprésente de sa conception de la politique. Il semble même que les relations extérieures aient constituées une priorité sur la politique intérieure, où le critère de l'ami et de l'ennemi reste latent. Schmitt remonte en effet, dans cet ouvrage, aux origines ancestrales du droit inter-étatique, émanant de l'Europe, jusqu'au début de l'âge moderne, après l'effacement de la République Chrétienne et la fin des guerres de religions. Il repère là un ordre spatial, précédant l'ordre juridique, car, pour être concret et non "utopique", tout ordre juridique est , pour Carl Schmitt, un ordre de la terre et une délimitation territoriale . Contre " l'humanisme neutralisant" de More et d’Érasme, qui deviendra plus tard, la philosophie de la paix internationale de la Société des Nations et des Nations Unies, Schmitt, vise la limitation de la guerre et non la criminalisation de celle-ci (avec ses corrélats de crimes et d'atrocités). qui conduisent  à la "guerre totale" et à la volonté d'anéantissement de l'ennemi. En effet la criminalisation de l'ennemi en droit international du XXIème siècle par les tenants de la sécurité collective des Nations-unies, se démarque de la conception des juristes  du "Ius Publicum Europaeum", qui faisaient abstraction de la "guerre juste",sur la base du concept de guerre entre souverainetés, réciproquement égales et menant des guerres limitées. La philosophie  du nomos de la terre  est ainsi, pour résumer,  la limitation de la guerre, finalité essentielle de tout droit international, une guerre envisagée sous l'angle des transformations, qui lui font subir l'extension des "théâtres" et la nouvelle "géopolitique" de l'ordre juridique.

Types de guerre et ordres juridiques

Ainsi et de manière analytique Schmitt y met en évidence les transformations de la relation entre guerre et ordres normatifs.

Ainsi ,dans la "guerre juste", élaborée par les théologiens du Moyen Age,sous la double autorité du Pape et de l'Empereur, garants suprêmes d'un droit des gents, chrétien, européen et terrien , l'inégalité des adversaires était une supposition bien réelle, qui faisait de ce type de conflit une guerre unilatérale et limitée, au delà de la qualification juridique de la "iusta causa".

La guerre- duel, entre souverainetés régulières des temps modernes ( issues du traité de Westphalie, 1648 ), fondée sur l'égalité formelle des belligérants, demeurait bilatérale et circonscrite.

En revanche la guerre discriminatoire ou guerre sanction du XXème siècle tend à devenir totale,  sous l'effet des conceptions universalistes et "utopiques", étendues à un ordre global (l'émisphère occidental) et comporte la criminalisation de l'ennemi, dans  le but de l'éradiquer, en agresseur et en coupable, rabaissé au rang de criminel. L'exemple majeur a été  le Traité de Versailles, qui manqua à sa tache primordiale de rétablir la paix.

L'ouvrage est reparti en  quatre grandes sections, qui  scandent  l'élargissement de la scène géopolitique et différencient les nouveaux  théâtres sur la base de stratégies euro-centriques du monde.

A_La première partie repose sur l'idée que tout ordre juridique est situé dans une région du monde  et ancré dans les clôtures d'un sol. Une "prise de terres" ancestrale est donc le titre de légitimité fondamental de tout ordre juridique, qui implique souvent une action de guerre.

B-La deuxième  traite de l'expansion coloniale européenne vers le Nouveau Monde. Elle se traduit par la découverte  des Amériques et la délimitation de champs d'action distincts entre l'Espagne et le Portugal par deux lignes globales, fixant leurs zones respectives d'influence,de commerce et d'évangélisation ( traité de Tordesillas, 1494),intégrées par des "lignes d'amitié" assignées aux deux puissances neutres ,la France et la Grande Bretagne. Au delà régnait, en principe, par  convention admise ,un état de nature sans foi ni loi, où une guerre de conquête sans limites pouvait opposer les belligérants européens. La guerre était corsetée en Europe, dans l'utilisation de la violence armée,par l'impératif religieux de la République Chrétienne, de telle sorte que Grotius et  Pufendorf formalisèrent le "ius gentium", oubliant que le titre de légitimité des États souverains d'Europe découlait de la "découverte" et de "l'occupation" des terres des Amériques.

C-La troisième partie parvient à la description de la guerre-sanction. En effet, comme suite à une "prise de terre" planétaire de la part des puissances européennes s'affirme la coexistence de deux ordres concrets   aux statuts distincts, le statut homogène de la mer et les statuts hétérogènes des terres.
C'est seulement la puissance globale qui opère la  jonction entre ces deux ordres et garantit un équilibre de pouvoir entre terre et mer (l'Angleterre d'abord et les États-Unis ensuite), conforme à ses intérêts géopolitiques. On passe ainsi, à la fin du XIXème ,de l'ordre territorial et souverain de l'Europe, celui du "Ius publicum europaeum", purement inter-étatique, à un ordre d'essence mixte, qui distingue les relations  métropolitaines étatiques (ou européennes), des rapports  coloniaux, non étatiques  et non européens. Les grandes transformations géopolitiques entraînent avec elles ,des changements importants dans les deux sphères,  du droit privé et du droit publique, qui sont respectivement, topique et  concret le premier( le commerce) et utopique et abstrait le deuxième ( les droits universels). Dans le même temps la guerre devient limitée et d'occupation (en Europe),  mondiale , totale, illimitée et d'anéantissement (dans les deux hémisphères) La figure de l'ennemi change également de statut et configure la puissance hostile en ennemi de l'humanité, en figure éversive, par rapport à celle d'un acteur local, bien identifié et souverain . Le processus de criminalisation de la politique étrangère et mondiale s"achève enfin , par une plongée tragique, non pas dans  l'anarchie hobbesienne, mais dans une sorte de nihilisme apocalyptique.

D-Dans la quatrième partie Schmitt approfondit la dichotomie des deux ordres, métropolitain et colonial et analyse la fin du dualisme, qui a caractérisé le  "ius publicum européum", suite à l'émergence d'un droit international indifférencié, par l'affirmation  de la notion d'Occident au niveau planétaire (XXème siècle).

L'unification des théâtres et la sécurité collective

Les théâtres de guerre, jadis séparés, sont unifiés conceptuellement par une vision universaliste et utopique de l'ordre mondial, assurée par l'abstraction du droit, la moralisation des litiges et la doctrine de la sécurité collective (la SdN  et les ONU). Une sécurité,garantie  par l'interventionnisme de l'acteur hégémonique (les Etats-Unis), ou encore, par l'adoption d'une repartition territoriale du monde, qui intègre la conception "multipolaire" de la planète, dans  la défense concrète  du nouveau nomos  atlantique et globaliste, aujourd'hui à son déclin.

9783428158065.jpgSchmitt, en  excluant toute conception universaliste du droit international parvient à la conclusion que l'ordre du monde ne peut se réaliser sans antagonismes entre les grands espaces, ou sans la domination d'un centre sur sa périphérie. Toutefois il reconnaît l'exigence d'une autorité supérieure, en mesure de trancher sur les différends et les tensions entre forces régulières et irrégulière, intérieures et extérieures. Il est incontestable que l’État moderne se distingue de tous les autres, pour avoir dompté,  à l'intérieur de ses frontières,  la relation ami-ennemi , sans l'avoir totalement supprimée.

Par ailleurs et dans  l'ensemble de son œuvre, Schmitt semble privilégier la priorité de la politique extérieure sur la politique interne, confirmée par sa recherche en matière de droit international public, qui porte sur le  principe de limitation de la guerre et sur la source de stabilité,  constituée par l’enracinement géopolitique  de tout système normatif.

Ainsi se conclut l'immense effort de théorisation, entrepris sous la République de Weimar et achevé, en ses grandes lignes, avec le "Nomos de la Terre".

On passe du cadre intellectuel de la politique interne  et donc de la distinction entre l'ami et l'ennemi, avec, en corrélat, la problématique de l’État moderne et de ses oppositions intérieures maîtrisables , à l'ordre imprévisible des relations internationales de l'âge planétaire.

Conflits et systèmes d'équilibre : C. Schmitt et H. Kissinger

La conclusion du système de pensée schmittien, élaboré au courant de trente ans, viendra de Carl Schmitt lui même, avec l'observation selon laquelle :" La pratique du "Ius publicum Europaeum" tendait à comprendre le conflit, dans le cadre d'un système d'équilibres. Désormais on les universalise, au nom de l'unité du monde".

Conclusion à laquelle parviendra également H.Kissinger dans "L'Ordre du Monde", lorsqu'il essaie de définir l'ordre souhaitable du XXIème siècle,  sur le modèle de la paix  de Westphalie (1648), rappelant  que "La paix de Westphalie ne reflétait pas une perspective morale unique, .......mais reposait sur un système d’États indépendants, acceptant que leurs ambitions respectives soient freinées par l'équilibre général des forces, réduisant l'ampleur des conflits ".

Le dilemme de l'ordre international. Système de règles ou système de forces?

Comment parvenir à la constitution d'une structure d'ordre ,capable de limiter les conflits et de préserver la paix ,dans un monde global?

C'est la question ontologique du système international actuel.

Par un système de règles admises et respectées, qui limitent  la liberté d'action des États, ou par un équilibre des forces, qui interviennent en cas d'effondrement des règles?

41tQLwk8LyL.jpgCe dilemme et cette  problématique rapprochent Schmitt et Kissinger, au delà de leur plaidoirie respective en faveur de l'Allemagne ou des Etats- Unis.

Deux éléments sont aujourd'hui communs à l'analyse des réalités internationales et apparaissent tout à fait incontournables, la multiplicité des acteurs, des civilisations et des cultures et, à l'opposé, l'unicité du cadre d'action, l'unité d' un monde clos, limité et interdépendant .

En revanche deux moyens demeurent optionnels: celui des règles communes d'ordre conventionnel et celui du système des forces, aux références divergentes et aux objectifs incompatibles.

Nous retrouvons dans ce dilemme de l'art de gouverner et de la High Polics l'éternelle opposition entre la loi et la force,  au service de l'idéal de la paix et de la sécurité, auquel ont consacré leurs esprits Schmitt et Kissinger,le premier avec la dialectique de l'ami et de l'ennemi, le deuxième dans la perspective du consensus et du rôle de l"Amérique, les deux en l'absence de la figure du perturbateur radical , la figure du peuple.

L'Europe, la démondialisation et le danger du consensus de masse

Au moment où l’irruption de la politique dans un monde dépolitisé, éveille  les peuples sous la bannière inattendue du populisme ou de l'éversion violente, suggérant l'exigence d'un nouveau compromis historique entre le démos et les élites, le danger de la "guerre civile mondiale" vient de l'absence conjointe du consensus de masse et de la négation de normes universelles observées.

Il en découle la perte de contrôle des pouvoirs, affranchis de la logique des équilibres et des contre-poids assurés au système de Westphalie par l'assurance des rapports de force, désagrégés aujourd'hui par le choc des civilisations et des cultures, qui engendrent un ordre chaotique du monde et une vision nihiliste de l’avenir.

 

 

dimanche, 09 février 2020

Carl Schmitt spiegato ai giovani

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Carl Schmitt spiegato ai giovani

Intervista con Niccolò Rapetti

Ex: https://ragionipolitiche.wordpress.com

La complessità e la irriducibilità a formule del pensiero politico di Carl Schmitt sono immediatamente evidenti guardando alla sua travagliata fortuna scientifica. Si tratta innanzitutto di un reazionario cattolico, un conservatore compromesso nel regime hitleriano; negli anni però la sua critica anti-imperialista e anti-liberale ha iniziato a piacere molto anche alla sinistra e pur nel suo evidente anti-americanismo il suo libro Il nomos della Terra è oggi lettura obbligata per gli ufficiali di marina americana. Professor Carlo Galli, mi viene spontanea una domanda: di chi è Carl Schmitt?

51nlk4lnd+L._SX326_BO1,204,203,200_.jpgÈ un grande giurista del diritto pubblico e del diritto internazionale, che ha avuto il dono di un pensiero veramente radicale, e la sorte di vivere in un secolo di drammatici sconvolgimenti intellettuali, istituzionali e sociali. Ciò ne ha fatto anche un grande filosofo e un grande scienziato della politica; e lo ha esposto a grandi sfide e a grandi errori.

È innanzitutto necessario chiarire la posizione di Schmitt nella storia delle idee e del diritto: Carl Schmitt è «l’ultimo consapevole rappresentante dello jus publicum europaeum, l’ultimo capitano di una nave ormai usurpata». Che cos’è lo jus publicum europaeum? Come e quando inizia il suo declino, che Schmitt attraversò «come Benito Cereno visse il viaggio della nave pirata»?

Lo jpe è l’ordine del mondo eurocentrico della piena modernità; un ordine che è anche Stato-centrico, al quale Schmitt sa di appartenere anche se è ormai in rovina. Un ordine, per di più, che egli stesso decostruisce, mostrando che si fondava sul disordine, cioè non solo sull’equilibrio fra terra e mare ma anche sulla differenza di status fra terra europea e terre extra-europee colonizzate. Il declino di quell’ordine nasce quando si perde la consapevolezza della sua origine di crisi: quando l’uguaglianza formale fra Europa e non-Europa viene affermata nelle teorie (gli universalismi dell’economia, del diritto, delle teorie politiche democratiche e della morale) e nella pratica (l’imperialismo delle potenze anglosassoni, la loro – interessata – esportazione del capitalismo e della democrazia). Cioè per Schmitt dai primi anni del XX secolo.

Come si coniugano gli elementi «febbrilmente apocalittici» (teologia) e quelli «causticamente razionali» (diritto) nel pensiero politico di Carl Schmitt? In che posizione si trova il giurista Schmitt nei confronti di tecnica e teologia, diritto positivo e katechon?

Schmitt non è un apocalittico in senso proprio, nonostante sia così interpretato da Taubes. La teologia è, nel suo pensiero, un punto di vista, sottratto all’immanenza moderna, a partire dal quale comprendere diritto e politica, e le loro dinamiche. La teologia non ha la pretesa di essere una sostanza fondativa (Schmitt non è un fondamentalista) ma è anzi la consapevolezza dell’assenza di sostanza (di Dio), nell’età moderna. Questa assenza, che Schmitt reputa irrimediabile, è la spiegazione del fatto che la modernità è instabile, e che il suo modo d’essere è l’eccezione: questa richiede la decisione perché si possano formare ordini, e continua a vivere dentro gli ordini e le forme, che quindi non possono mai essere chiusi, razionali, neutralizzati. Da ciò deriva anche l’importanza del potere costituente, ovvero dell’atto sovrano che fonda un ordine a partire da una decisione reale sull’amico e sul nemico. E da ciò anche la tarda insistenza sulla terra (sulla concretezza spaziale) come possibile fondamento stabile degli ordini.

Considerando la distinzione politica fondamentale Freund-Feind, che opinione può avere Schmitt di tendenze fondamentali del suo e del nostro tempo, universalismo e pacifismo, che escludono per definizione l’idea di nemico?

418dj-pLosL._SX322_BO1,204,203,200_.jpgSchmitt pensa – e lo spiega in tutta la sua produzione internazionalistica, dal 1926 al 1978 – che ogni universalismo e ogni negazione della originarietà del nemico siano un modo indiretto per far passare una inimicizia potentissima moralisticamente travestita, per generare guerre discriminatorie. Per ogni universalismo chi vi si oppone è un nemico non concreto e reale ma dell’umanità: un mostro da eliminare. Perché ci sia pace ci deve essere la possibilità concreta del nemico, non la sua criminalizzazione, secondo Schmitt.

Dopo aver annunciato la morte dello Stato nel saggio Il Leviatano di Hobbes, Schmitt teorizzò un’alternativa al potere statale, adeguata alla nuova concezione globale del pianeta che conservando la natura plurale del politico, potesse compiere la grande impresa «degna di un Ercole moderno»: domare la tecnica scatenata. Stiamo parlando dei Grandi Spazi, la cui formulazione è contenuta nella conferenza L’ordinamento dei grandi spazi nel diritto internazionale scritto nel 1939. Ce ne può parlare?

Il Grande Spazio, o Impero, è la risposta di Schmitt al Lebensraum nazista. Non ha caratteristiche biologiche, ma è in pratica la proposta di egemonia di una forma politica all’interno di uno spazio geografico-politico in cui continuano a esistere altre forme politiche non pienamente sovrane. Il GS è più che una sfera d’influenza, perché è gerarchicamente organizzato al proprio interno e perché è chiuso a influenze esterne; ed è diverso dallo Stato perché non è del tutto omogeneo giuridicamente: perché non è un «cristallo». I GS sono i soggetti di una concezione plurale delle relazioni internazionali; le due superpotenze del secondo dopoguerra, invece, per Schmitt erano due universalismi (capitalismo e comunismo) in lotta fra di loro e in instabile equilibrio.

Negli interrogatori dell’immediato dopoguerra Schmitt difese strenuamente la propria concezione del nuovo ordinamento spaziale chiarendone la differenza rispetto alla vera dottrina politica del Terzo Reich cioè lo spazio vitale razziale-biologico. È però indubbio che nel grande spazio come pensato da Schmitt si annidi un antisemitismo coerente con ciò che è condizione sine qua non della teoria: un rapporto forte e concreto tra etnia-popolo e terra civilizzata. Il nemico quindi, per Schmitt, non è l’ebreo in quanto Un-mensch (sotto-uomo, razza inferiore), ma l’«ebreo assimilato» che si pone come elemento sradicante della territorialità e della concretezza di una cultura. Dove sta allora la verità, che cosa direbbe sull’imputato e sull’imputazione: ideologia o scienza?

In Schmitt ideologia e scienza non sono distinguibili: ogni scienza è orientata,  storica; è affermazione di un ordine concreto, oltre che ricostruzione genealogica degli ordini. L’antisemitismo, poi, è presente in tracce più o meno evidenti in buona parte della filosofia tedesca – da Hegel a Schopenhauer, da Marx a Heidegger –, in forme diverse e con significati diversi; nei grandi filosofi non è mai determinante – ovvero, non è il motivo che dà origine al filosofare –: l’ebreo è utilizzato come un esempio di non-appartenenza, di individualistico sradicamento, di coscienza infelice e al contempo aggressiva. Il capitalismo, il socialismo e  la tecnologia sono spiegati anche (certo, non soltanto – soprattutto nel caso di Marx –) attraverso l’ebraismo, insomma. Questo atteggiamento – che è presente con forse maggiore virulenza anche nella destra francese – è ai nostri occhi gretto, insensato, pericolosissimo e tendenzialmente criminale. Schmitt, come persona, è stato antisemita in seguito al suo cattolicesimo (una delle fonti dell’antisemitismo in Europa; ma anche Lutero era violentemente antisemita), senza però che l’antisemitismo fosse particolarmente rilevante o importante nel suo pensiero; la sua adesione al nazismo, che a suo tempo ha sorpreso tutti,  non è dovuta all’antisemitismo ma a un misto di disperazione (per la caduta di Weimar, che aveva cercato vanamente di salvare), di orgoglio (la pretesa di poter guidare il nazismo verso un pensiero «civilizzato» e verso la soluzione della crisi dello Stato) e di ambizione (la chiamata in cattedra a Berlino, la vicepresidenza della associazione dei giuristi tedeschi, il ruolo tecnico rilevantissimo nella stesura di alcune leggi costituzionali come quella dei «luogotenenti del Reich» – 1933 –, la nomina a consigliere di Stato prussiano). Data la struttura radicale del suo pensiero, cioè dato il nichilismo che dopo tutto vi alberga e che gli impedisce ogni valutazione di carattere morale, e dato anche il suo precedente larvato antisemitismo, Schmitt non ha avuto remore nell’adeguarsi all’antisemitismo nazista – ben diverso da ogni altro – che pure non gli apparteneva, e che ha prodotto effetti terribili e grotteschi nei testi da lui scritti dal 1933 al 1936 (anno della crisi del suo rapporto con il regime), con alcuni strascichi nel libro hobbesiano del 1938 e nei testi «segreti» del primo dopoguerra (in realtà scritti per essere pubblicati postumi). In generale, per lui l’ebraismo è un altro nome del liberalismo (il problema è che nella fase nazista è trattato come la causa del liberalismo). La responsabilità politica, morale e storica è tutta sua; gli studiosi devono sapere che la forza del suo pensiero sta altrove, e al tempo stesso devono sapere che quel pensiero è indifeso davanti a questo tipo di aberrazioni (ma anche ad altre analoghe, di altro segno).

1200px-Grabstein_Carl_Schmitts.jpegCarl Schmitt si è spento nel 1985 a Plettenberg in Westfalia alla veneranda età di 97 anni. Ciò significa che il suo sguardo non supera la «cortina di ferro» e si estende solo alla realtà della guerra fredda. Anche durante questo delicato periodo Schmitt ha continuato la sua attività di studioso e attento indagatore delle questioni di diritto internazionale dei suoi anni. Si espresse quindi sul dualismo USA-URSS, vedendo in esso una tensione verso l’unità del mondo nel segno della tecnica che avrebbe sancito l’egemonia universale di un «Unico padrone del mondo». Superando il 1989, e guardando al presente, possiamo dire che gli Stati Uniti dopo il ’91 hanno definitivamente preso scettro e globo in mano? L’American way of life è il futuro o il passato? Già Alexandre Kojève, per esempio, parlava di un nuovo attore politico e culturale e di una possibile «giapponizzazione dell’occidente».

Lascerei da parte Kojève, a suo tempo affascinato da Schmitt ma studioso di tutt’altra provenienza e di altre ambizioni. Quanto al resto, non è vero che gli Usa siano stati i padroni solitari del mondo, se non forse negli anni Novanta quando hanno affermato che il cuore del nomos della Terra è il benessere del cittadino americano. Hanno esportato la democrazia, e in realtà il loro capitalismo, ovunque e con ogni mezzo, praticando guerre presentate come azioni di polizia internazionale, con o senza la copertura dell’Onu. Ma hanno anche trovato resistenze ovunque: i terrorismi che spesso hanno armato, e  che si sono rivoltati contro di loro; ma anche soggetti geo-politici e geo-economici abbastanza forti da essere in grado di  affermare le proprie pretese – Cina, Russia, Iran, la stessa Germania con la sua forza economica di esportazione, solo per fare qualche esempio –. In ogni caso, gli Usa hanno dovuto assumere, dopo la crisi del 2008, una postura difensiva: protezionismo, per difendersi da economie più dinamiche della loro; ritiro militare da aree un tempo strategiche, come parte del Medio Oriente; scarsa propensione a interventi massicci in aree di crisi (che è la vera differenza fra l’amministrazione Trump e quelle democratiche che lo hanno preceduto); severa compressione della omogenea diffusione del benessere nella loro società. Resta invariato il diritto che gli Usa rivendicano ed esercitano di intervenire ovunque nel mondo con azioni mirate contro i loro nemici, che ora come sempre essi criminalizzano. Ma oggi non sono i padroni del mondo: l’Eurasia (Cina e Russia) ha un peso pari a quello dell’Euro-America (a parte il fatto, importantissimo, che entrambe queste macro-realtà sono divise al loro interno).

Al conflitto parziale e regolato tipico dello jus publicum europaeum (1648-1914) Schmitt contrapponeva la moderna guerra discriminatoria condotta per justa causa dove il nemico è concepito come criminale sul piano legale e inferiore moralmente. Le parti in conflitto non si pensano più come justi hostes, nemici reali che si riconoscono reciprocamente come sovrani sui propri confini, ma esprimono una guerra giusta che legittima l’impiego dei moderni mezzi di annientamento. La guerra regolare e circoscritta diventa allora con i due conflitti mondiali, totale e discriminatoria alla stregua di una guerra civile su scala mondiale; una guerra non tra regolari eserciti ma in cui anche i civili e la proprietà privata diventano oggetto di annientamento attraverso i bombardamenti aerei. Eppure in questa lucida e terribile diagnosi Schmitt aveva ancora la forza della speranza e concludendo il Dialogo sul nuovo spazio scrive: «sono convinto che dopo una difficile notte di minacce provenienti da bombe atomiche e simili terrori, l’uomo un mattino si sveglierà e sarà ben felice di riconoscersi figlio di una terra saldamente fondata». La questione, invece, oggi non solo è irrisolta ma si è radicalizzata lasciandoci uno Schmitt spaesato. Come si configura una guerra in un mondo globalizzato dove «le uniche linee generate dall’economia che siano geograficamente leggibili sono quelle degli oleodotti» e la religione torna ad essere politica e fortemente identitaria?

Oggi la guerra non ha più, prevalentemente, le forme della guerra totale che ha assunto nella Seconda guerra mondiale. Ma resta una guerra discriminatoria, come fu quella: democrazia contro terrorismo, Bene contro Male (concetto reversibile, com’è evidente). Nell’età globale, poi, in un mondo reso indistinto dall’omogeneità spaziale richiesta dal capitalismo, con l’ausilio dell’elettronica, si è rafforzata la tendenza verso la guerra discriminatoria, poliziesca, asimmetrica (Stati – e i loro contractors– contro bande armate, in mezzo a popolazioni civili): una guerra globale che scavalca i confini e che piomba dall’alto ovunque siano lesi gli interessi di alcune grandi potenze. Una guerra, certo, che – da entrambi i lati – non rispetta i vecchi parametri: distinzione fra interno ed esterno, fra civile e militare, fra nemico e criminale, fra pubblico e privato, fra religione e politica. Una guerra tanto lontana dai modelli tradizionali che un generale inglese ha potuto scrivere, citando John Lennon, «war is over».

Che cosa rimane dello studio di Schmitt sulla figura del combattente partigiano nell’epoca del terrorismo islamico e delle «crociate» americane per la democrazia e la libertà? Oggi il partigiano è ancora «l’ultima sentinella della terra»?

La figura del partigiano, elaborata da Schmitt nei primissimi anni Sessanta del XX secolo, è uno dei tentativi di pensare il ‘politico’ – in sé destabilizzante – in modo concreto e relativamente stabile: il che è possibile perché il partigiano è tellurico, perché difende un territorio. Il partigiano è portatore di inimicizia reale, non assoluta: combatte per uno scopo, non per mera volontà di distruggere. Non è un terrorista, un figlio dell’universalismo, della tecnica, di una volontà di dominio  globale. Se al tempo di Schmitt il partigiano poteva essere il vietcong (il che provocò a Schmitt qualche precoce simpatia a sinistra), oggi non è chiaro dove e con chi possa essere identificato.

9780199916931.jpgLa grande questione dello Schmitt del secondo dopoguerra, concentrato su questioni di diritto internazionale, è l’urgenza di un «nuovo nomos della terra» che supplisca ai terribili sviluppi della dissoluzione dello jus publicum europaeum. Porsi il problema di un nuovo nomos significa considerare la terra come un tutto, un globo, e cercarne la suddivisione e l’ordinamento globali. Ciò sarebbe possibile solo trovando nuovi elementi di equilibrio tra le grandi potenze e superando le criminalizzazioni che hanno contraddistinto i conflitti bellici nel ’900. A scompaginare il vecchio bilanciamento tra terra e mare, di cui l’Inghilterra, potenza oceanica, si fece garante nel periodo dello jus publicum europaeum, si aggiunge, però, una nuova dimensione spaziale: l’aria. L’aria non è solo l’aereo, che sovverte le distinzioni «classiche» di «guerre en forme» terrestre e guerra di preda marittima, ma è anche lo spazio «fluido-gassoso» della Rete. Grazie ai nuovi sviluppi della politica nel mondo si rende sempre più evidente come l’era del digitale non apra solamente nuove possibilità (e nuovi problemi) per l’informazione e la comunicazione, ma si configuri, nella grande epopea degli uomini e della Terra, come l’ultima, grande, rivoluzione spaziale-globale. Come possono rispondere le categorie del nomos di Carl Schmitt al nuevo mundo del digitale?

Se Schmitt non è solo il pensatore del conflitto indiscriminato, ma di un conflitto che è destinato a produrre un ordine, sia pure transitorio e mai neutrale, è chiaro che allora non convive bene né col capitalismo mondializzato, né con la tecnica globalizzata, né con la dimensione fluida e virtuale della Rete. In realtà, un significato contemporaneo di Schmitt sta in varie altre circostanze: inizia un’età post-globale, e per molti versi post-liberaldemocratica (ma non necessariamente post-statuale), contrassegnata da un nuovo pluralismo politico fra Grandi Spazi (non chiusi economicamente, però: questo è il problema) e quindi da un nuovo rilievo delle logiche geopolitiche e geostrategiche (di cui Schmitt è stato interprete originale e non pedissequo); nascono nuove richieste di sovranità anche in Occidente, dove prima regnava l’ideologia del mercato; la gestione della politica è sempre più spesso affidata a esecutivi forti, che agiscono attraverso «stati d’eccezione» più o meno espliciti; le dinamiche dell’esclusione interna verso i «diversi» si fanno più esplicite e il conflitto si fa più aspro (anche su questioni simboliche di fondo). Ma più ancora che di una importanza di Schmitt per decifrare il presente, è da sottolineare il suo grandissimo rilievo per decifrare la modernità e la sua crisi; per ri-codificare e ri-trascrivere la storia intellettuale, istituzionale e politica degli ultimi tre secoli (si pensi solo ai suoi libri sul parlamentarismo, sulla dittatura, sulla costituzione); per criticare genealogicamente e per decostruire il razionalismo e il pensiero dialettico. È questo rilievo critico – da assumere in modo non a-critico – a spiegare l’immensa  fortuna attuale di Schmitt nella letteratura scientifica, filosofico-politica, a livello davvero mondiale, tanto a  destra quanto a  sinistra, tanto in Europa quanto nelle Americhe e in Asia: attraverso Schmitt si ri-pensa il rapporto fra ragione e politica, fra opacità e  trasparenza, fra conflitto e ordine.

vendredi, 07 février 2020

Gisela Horst Panajotis KondylisLeben und Werk – eine Übersicht

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Gisela Horst

Panajotis KondylisLeben und Werk – eine Übersicht

564 Seiten | Broschur | Format 15,5 × 23,5 cm

Epistemata Philosophie, Bd. 605

58,00 | ISBN 978-3-8260-6817-1 

Kondy13k.jpgDieses Buch enthält erstmals umfangreiche biografische Daten des Philoso-phen und Ideengeschichtlers Panajotis Kondylis (1943–1998) und einen in-haltlichen Überblick über sein umfangreiches Werk. – Kondylis promovierte in Heidelberg und verfasste bedeutende geistesgeschichtliche Standardwerke zum Konservativismus, zur europäischen Aufklärung, zur Dialektik, zur Mas-sendemokratie und zur Metaphysikkritik, und er bezog als Autor Stellung zum politisch-sozialen Zeitgeschehen. Sein Beitrag zur Philosophie besteht in anthropologischen Grundeinsichten, die in Macht und Entscheidung und Sozialontologie entwickelt werden. Er lieferte zwei Beiträge zum histori-schen Lexikon Geschichtliche Grundbegriffe und war Träger von Ehrungen und Preisen, u.a. erhielt er den Wissenschaftspreis der Humboldtstiftung, war Fellow des Berliner Wissenschaftskollegs und Träger der Goethemedaille.Die AutorinGisela Horst (geb. 1946) kennt Kondylis aus persönlichen Gesprächen; nach Ende ihrer beruflichen Tätigkeit als Naturwissenschaftlerin studierte sie Lite-ratur- und Geschichtswissenschaft an der Fernuniversität in Hagen und ver-fasste dort eine Dissertation zu Leben und Werk von P. Kondylis bei Prof. Dr; Peter Brandt

jeudi, 06 février 2020

Julien Freund : La fin des conflits ?

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Julien Freund : La fin des conflits ?

par Chantal Delsol

Ex: https://www.chantaldelsol.fr

Communication prononcée au colloque Julien Freund, Strasbourg, 2010

On sait que Julien Freund ne croit pas à la fin possible des conflits dans le monde humain. C’est bien d’ailleurs ce postulat, fondamental dans sa philosophie, qui l’avait opposé à son premier directeur de thèse, Jean Hyppolite, l’avait conduit à chercher un autre directeur de thèse qu’il avait trouvé en la personne de Raymond Aron, et avait occasionné un débat pathétique et drolatique avec Hyppolite lors de la soutenance de thèse.

L’accusation d’utopisme porté par Freund aux pacifistes ne l’englue pas dans un empirisme cynique, mais laisse la porte ouverte à une espérance qui est d’une autre sorte. Je voudrais montrer que cet idéal, outre qu’il marque l’empreinte religieuse dans l’esprit de notre auteur, signe la marque de son temps : il n’a pas pu voir quel genre de « fin des conflits » est attendue aujourd’hui, tout autre que celle des utopies présentes à son époque. Ce qui montre l’inscription de sa pensée dans une époque, en même temps que sa pérennité.

Appartenant à cette minuscule espèce des intellectuels non-marxisants de son temps, Freund use une bonne partie de son énergie à argumenter contre les utopies de la paix universelle. Il aime partir de l’argument kantien : si les rois européens ont réussi à éteindre les conflits privés sur leurs terres afin de constituer des Etats souverains nantis du monopole de la violence légitime, pourquoi un Etat universel ne pourrait-il un jour éradiquer les conflits inter-étatiques ? L’idée est belle, elle appelle l’instauration du souverain bien, si l’on veut apercevoir que le bien, inverse du diabolos, est lien, sumbolos – donc paix et fraternité. Mais l’instauration du souverain bien, déclinée comme un programme politique international, est simplement « l’un des rêves du socialisme ». La paix sous cet aspect universel et abstrait est une valeur non médiatisée, donc impraticable, car dès qu’il faudra en donner la définition, les conflits se développeront à ce sujet (« rien n’est plus ‘polémogène’ que les idées divergentes sur la perfection », Politique et Impolitique, Sirey, 1987, p.207). Pour Freund, les conflits existent simplement parce que les hommes nourrissent des croyances et des attachements, au nom desquels ils se querellent, et vouloir annihiler les conflits serait vouloir priver les hommes de pensée. Si l’on reprend un slogan actuel qui marque la misanthropie de notre contemporain : « les animaux, eux, au moins, ne se battent que pour manger », on pourrait dire que pour anéantir les conflits humains il faudrait tous nous décerveler, nous ramener à l’état animal… Cela signifie que l’Etat mondial ne sera pas soustrait, parce qu’unique, aux querelles et combats internes, d’autant qu’il pourra aisément, parce qu’unique, se retourner contre ses peuples (qui jugera le juge ultime ?). Freund se saisit lui aussi de la conclusion du dernier Kant : un Etat mondial serait despotique.

Il reste que la notion de « nature humaine », expression que Freund utilise souvent -je préfèrerais « condition humaine », qui est moins statique et moins fondée dans une dogmatique-, est plurivoque.

La « nature humaine » sous entend des caractères humains immuables et enracinés dans des spécificités : essentiellement, ici, quand il s’agit de la pérennité des conflits, la liberté humaine devant l’impossibilité d’atteindre la Vérité, et donc le débat infini entre les croyances ; et en même temps, l’enracinement de l’homme dans une culture particulière qu’il ne pourra que défendre face aux autres et contre les autres.

Mais aussi, la « nature humaine » comprise dans la dimension de l’espérance, sous entend que l’homme partout et toujours vise le bien parfait, entendu universellement comme un lien.

jfdec.jpgAinsi, la paix est un idéal, et en tant que telle, comme l’espérance d’Epiméthée, elle mérite nos efforts plus que nos ricanements. Il est juste que nous fassions tout pour faire advenir une paix lucide, sachant bien qu’elle ne parviendra jamais à réalisation. En ce sens, l’aspiration à la société cosmopolite est une aspiration morale naturelle à l’humanité, et vouloir récuser cette aspiration au nom de la permanence des conflits serait vouloir retirer à l’homme la moitié de sa condition. En revanche, prétendre atteindre la société cosmopolite comme un programme, à travers la politique, serait susciter un mélange préjudiciable de la morale et de la politique. Parce que nous sommes des créatures politiques, nous devons savoir que la paix universelle n’est qu’un idéal et non une possibilité de réalisation. Parce que nous sommes des créatures morales, nous ne pouvons nous contenter benoîtement des conflits sans espérer jamais les réduire au maximum. Le « règne des fins » ne doit pas aller jusqu’à constituer une eschatologie politique (qui existe aussi bien dans le libéralisme que dans le marxisme, et que l’on trouve au XIX° siècle jusque chez Proudhon), parce qu’alors il suscite une sorte de crase dommageable et irréaliste entre la politique et la morale. Mais l’espérance du bien ne constitue pas seulement une sorte d’exutoire pour un homme malheureux parce qu’englué dans les exigences triviales d’un monde conflictuel : elle engage l’humanité à avancer sans cesse vers son idéal, et par là à améliorer son monde dans le sens qui lui paraît le meilleur, même si elle ne parvient jamais à réalisation complète.

Or sur quoi repose cette notion d’idéal, et l’espérance qui la fonde ? Sur une vision du temps fléché, vision apparue avec les judéo-chrétiens et poursuivie à partir de la saison des Lumières grâce à la croyance au Progrès. Julien Freund se situe dans le temps fléché.

Dans la conclusion de Politique et Impolitique, Freund évoque la désaffection du politique, désaffection en plein développement. Il la lie au désir de destruction qui caractérise les courants extrêmes de son époque, et il évoque la complexité croissante des problèmes et l’identification de la politique et de la technique. Mais Freund n’a pas connu le développement tout récent d’un âge vraiment technocratique, notamment à partir du « gouvernement » européen depuis le début des années 90. Il s’agit là d’une gestion plutôt que d’un gouvernement, d’une administration au sens où Platon prétendait qu’ « il n’y a pas de différence de nature entre une grande oikos et une petite polis » (aussitôt critiqué à ce sujet par Aristote dans La Politique). Freund n’a pas connu le déploiement récent de l’idée de « gouvernance », et la fascination qu’exerce sur nous l’idée de consensus.

Le consensus, « mot-hourrah », représente une aspiration permanente depuis la fin du XX° siècle, et traduit la méfiance vis à vis du vote majoritaire en vigueur en Europe depuis le XIII° siècle (et même depuis le VII° siècle dans les monastères). Le consensus était le système de décision qui prévalait dans toutes les assemblées populaires anciennes, depuis le purhum mésopotamien jusqu’au fokonolona merina malgache, en passant par les diverses assemblées populaires de la plupart des peuples avant l’apparition des régimes autocratiques. Le regain du consensus se développe d’abord aujourd’hui dans les sociétés scandinaves, mais il se déploie dans les organisations internationales (ce qui est logique, puisque chaque pays y représente une souveraineté : il faut s’y soumettre dans la plupart des cas à une sorte de liberum veto). Le consensus est à la mode dans les instances dites de gouvernance, assemblées horizontales censées se substituer à la souveraineté et à la contrainte gouvernementale, ou au moins s’y surajouter. La gouvernance, type de gouvernement sans gouvernement, voudrait remplacer le débat entre les visions du monde par la négociation des intérêts. Dans un monde dénué désormais de croyances et d’idéologies communes, et marqué par le matérialisme, la querelle entre les finalités (ou guerre des dieux) est censée être remplacée par un compromis entre les intérêts matériels (on peut négocier les intérêts, mais on ne peut négocier les croyances).

L’appel au consensus s’accompagne de la récusation de la démocratie, récusation présente depuis peu d’années (alors que la démocratie se trouvait encore en pleine gloire après la chute du Mur). Les perversions démocratiques (corruptions des gouvernants), la lassitude des citoyens marginalisés (absentéisme électoral massif), l’accusation d’incompétence des citoyens devant des décisions de plus en plus complexes, et en outre, le soupçon devant un peuple conservateur voire sauvage (vote sur les minarets en Suisse), apportent de l’eau au moulin des antidémocrates et suscite l’avènement d’une ère technocratique, du gouvernement des experts – dans son Livre Blanc de la Gouvernance, la Commission européenne parle d’expertise et non de gouvernement. C’est, en termes grecs, le remplacement de la polis par l’oikos.

Ces évolutions extrêmement rapides traduisent une nouvelle manière de voir la société, en terme de fin attendue des conflits. Elles sous entendent :

– la recherche de la paix comme unique horizon : répondant à la fatigue du fanatisme partout présent au XX° siècle, fanatisme suscité par la multiplicité des croyances. On pouvait dire : fiat justitia pereat mundus, on pouvait dire : que le monde périsse, pourvu qu’il nous reste la classe pure ou la race pure, au moins on ne peut plus dire : que le monde périsse, pourvu qu’il nous reste la paix, ce serait contradictoire dans les termes.

– des sociétés marquées par le soin exclusif de la vie quotidienne, qui se négocie toujours, et probablement la gouvernance indique-t-elle des sociétés corporatistes ou « organiques », communautaires selon les adeptes de la philosophie pragmatiste qui se trouve à la pointe de ces changements de mentalité.

– la fin des idéologies, certes, mais plus encore : la fin des visions du monde pluralistes au sens de la fin des croyances en des « vérités » plurielles.

Le consensus, qui remplace l’attente d’un monde meilleur par la recherche permanente de la paix, enferme le monde social en lui-même et par là nous sort de la flèche du temps. La vie morale sans recherche de vérité nous replace dans le monde de la sagesse qui avait cours avant les monothéismes et qui a cours dans toutes les civilisations hors la nôtre. C’est là un changement de monde tel que Freund n’a pu le prévoir. Cela ne remet pas en cause sa pensée, selon laquelle le monde politique s’enracine dans le conflit, et selon laquelle le conflit demeure essentiel à l’humain, parce que les tragiques questions humaines sont médiatisées par de multiples cultures. Car même dans les sociétés structurées par des sagesses, les conflits surviennent pour des raisons de territoires ou de puissance, hors les conflits religieux ou idéologiques inexistants. C’est dire que dans l’avenir, les combats idéologiques ont toute chance d’être remplacés, non par la paix consensuelle qui est encore une utopie, mais par des conflits d’identités : la fin des « vérités » de représentation (liberté, justice, droits de l’homme), engendrera le retour des « vérités » d’être (patries, tribus).

Il n’en reste pas moins que cette tentative nouvelle pour biffer les conflits était difficile à prévoir dans la seconde moitié du XX° siècle, même si les appels étaient fréquents dès après-guerre à la féminisation du monde (Giono, Camus, Gary) qui en est un signe avant-coureur. Freund se situe dans un monde dominé par les idéologies, qu’il récuse, et dans la vision du temps fléché, qui lui inspire l’idéal d’une paix toute kantienne (s’agissant du dernier Kant). La rupture dans laquelle nous sommes se produit juste après lui. Nous aimerions qu’il soit encore là pour analyser cet aspect du post-moderne qu’il n’a pas pu voir.

lundi, 03 février 2020

Pour lire et relire Julien Freund

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Pour lire et relire Julien Freund

par Georges FELTIN-TRACOL

Ex: http://www.europemaxima.com

Né le 9 janvier 1921 dans une famille nombreuse d’origine ouvrière et paysanne présente dans la commune lorraine de Henridorff en Moselle et décédé le 10 septembre 1993 à Colmar, Julien Freund appartient aux grands penseurs du politique, ce politique qu’il étudia dans une thèse dirigée par Raymond Aron, soutenue en 1965 et parue sous le titre de L’Essence du politique.

freund-politique.jpgD’abord instituteur pour pallier la disparition brutale de son père, le germanophone Julien Freund se retrouve otage des Allemands en juillet 1940 avant de poursuivre ses études à l’Université de Strasbourg repliée à Clermond-Ferrand. Il entre dès janvier 1941 en résistance dans le réseau Libération, puis dans les Groupes francs de combat de Jacques Renouvin. Arrêté en juin 1942, il est détenu dans la forteresse de Sisteron d’où il s’évade deux ans plus tard. Il rejoint alors un maquis FTP (Francs-tireurs et partisans) de la Drôme. Il y découvre l’endoctrinement communiste et la bassesse humaine.

Après-guerre, il milite un temps à l’UDSR (Union démocratique et socialiste de la Résistance), une petite formation charnière de centre-gauche de la IVe République, et au SNES (Syndicat national de l’enseignement secondaire). Il s’intéresse à la philosophie et en particulier à Aristote. C’est au début des années 1950 qu’il découvre le décisionnisme de Carl Schmitt. Las de l’instabilité gouvernementale, il se félicite du retour au pouvoir du Général De Gaulle en 1958 et approuve la Ve République dont il estime les institutions adaptées au caractère polémologique du politique français.

Philosophe, Julien Freund est aussi sociologue, politologue et, avec Gaston Bouthoul, polémologue, c’est-à-dire analyste du conflit. Dans La Décadence. Histoire sociologique et philosophique d’une catégorie de l’expérience humaine (Sirey, 1984), il considère en effet qu’il faut « savoir envisager le pire pour empêcher que celui-ci ne se produise (p. 386) ». Son tempérament bien trempé, son goût pour la provocation et son refus de déménager à Paris sans oublier une vive hostilité au gauchisme culturel le marginalisent au sein de l’univers feutré et guindé de l’enseignement supérieur. Il prend d’ailleurs sa retraite anticipée dès 1979 à l’âge de 58 ans. Il profite du village alsacien de Villé.

Il collabore à Éléments et à Nouvelle École, et participe à plusieurs colloques du GRECE et du Club de l’Horloge dont il est l’un des douze maîtres à penser. En préface de L’impératif du renouveau. Les enjeux de demain (Albatros, 1983) de Bruno Mégret et des Comités d’Action républicaine, il avoue que « par profession et par goût je suis amoureux des idées, mais je déteste les flatteries de l’intellectualisme, égaré dans les abstractions et les fictions superficielles (p. 7) ». Cette attitude le distingue de ses mornes collègues. Il écrit avec une ironie certaine en préface de son essai de 1970, Le Nouvel Âge. Éléments pour une théorie de la démocratie et de la paix (Marcel Rivière et Cie, coll. « Études sur le devenir social ») : « Je suis un réactionnaire de gauche (p. 9). » Il ajoute plus loin qu’« en réalité, les notions de droite et de gauche me sont devenues indifférentes; ce sont des catégories dans lesquelles je ne pense pas politiquement (idem) ».

Dans L’Aventure du politique. Entretiens avec Charles Blanchet (Critérion, 1991), ce catholique au chef toujours couvert d’un béret, se proclame « Français, gaulliste, européen et régionaliste ». Favorable à la réconciliation franco-allemande, il s’oppose néanmoins à la CED entre 1952 et 1954 avant de le regretter bien plus tard parce que, sans communauté militaire européenne effective, le projet continental perd toute consistance réelle. D’ailleurs, s’interroge-t-il dans La fin de la Renaissance (PUF, coll. « La politique éclatée », 1980), « les Européens seraient-ils même encore capables de mener une guerre ? (p. 7) » Il ne le pense pas, car « nous ne sommes pas simplement plongés dans une crise prolongée, prévient-il encore dans ce même ouvrage, mais en présence d’un terme, du dénouement d’un règne qui s’achève; un âge historique, celui de la Renaissance, est en train de se désagréger. L’Europe est désormais impuissante à assumer le destin qui fut le sien durant des siècles. Nous assistons à la fin de la première civilisation de caractère universel que le monde ait connue (p. 8) ». Un an auparavant, sa préface de L’impératif du renouveau exprimait son inquiétude lucide : « L’Europe est recroquevillée sur ses frontières géographiques, n’ayant guère plus d’autre puissance que sur elle-même, encore qu’il subsiste des vestiges de son ancienne grandeur. Elle a juste eu le temps de mettre en route la technologie moderne, mais l’exploitation lui échappe. Par rapport à ce qu’elle fut il y a à peine une cinquantaine d’années, elle est en déclin. Elle n’échappe pas aux vicissitudes historiques qui ont frappé toutes les civilisations, en dépit des progrès accomplis par chacune. C’est dans ce contexte de décadence que la France et l’Europe sont appelées à opérer leur renouveau. Elles ne pourront conjurer cette menace et réaliser leur redressement qu’à la condition d’assumer pleinement la situation actuelle, sans se perdre dans les rêveries prophétiques, utopiques ou nostalgiques.

1533951443_9782130377764_v100.jpgLa politique se fait sur le terrain, et non dans les divagations spéculatives (p. 13). » Il relève dans son étude remarquable sur la notion de décadence que « si les civilisations ne se valent pas, c’est que chacune repose sur une hiérarchie des valeurs qui lui est propre et qui est la résultante d’options plus ou moins conscientes concernant les investissements capables de stimuler leur énergie. Cette hiérarchie conditionne donc l’originalité de chaque civilisation. Reniant leur passé, les Européens se sont laissés imposer, par leurs intellectuels, l’idée que leur civilisation n’était sous aucun rapport supérieure aux autres et même qu’ils devraient battre leur coulpe pour avoir inventé le capitalisme, l’impérialisme, la bombe thermonucléaire, etc. Une fausse interprétation de la notion de tolérance a largement contribué à cette culpabilisation. En effet, ni les idées, ni les valeurs ne sont tolérantes. Refusant de reconnaître leur originalité, les Européens n’adhèrent plus aux valeurs dont ils sont porteurs, de sorte qu’ils sont en train de perdre l’esprit de leur culture et le dynamisme qui en découle. Si encore ils ne faisaient que récuser leurs philosophies du passé, mais ils sont en train d’étouffer le sens de la philosophie qu’ils ont développée durant des siècles. La confusion des valeurs et la crise spirituelle qui en est la conséquence en sont le pitoyable témoignage. L’égalitarisme ambiant les conduit jusqu’à oublier que la hiérarchie est consubstantielle à l’idée même de valeur (p. 364) ».

Ce conservateur libéral mécontent attaché au primat du régalien avance encore dans La fin de la Renaissance qu’« une civilisation décadente n’a plus d’autre projet que celui de se conserver (p. 22) ». Cette sentence réaliste explique le relatif effacement de son œuvre. Non réédités, ses ouvrages sont maintenant très difficiles à trouver chez les bouquinistes tandis que plusieurs manuscrits inédits attendent toujours quelques hardis éditeurs. Cette éclipse éditoriale contraste avec l’audience croissante de ses textes dans le monde hispanophone, dans le domaine germanophone, en Russie et chez les Anglo-Saxons. La découverte de Julien Freund à l’étranger coïncide avec la traduction soutenue des écrits de Carl Schmitt, y compris en Chine, en Corée et au Japon !

Par une franche liberté de ton, Julien Freund demeure un homme non seulement « mal-pensant », mais surtout intempestif, car « la vie est fondamentalement différenciation concrète et non universalisation abstraite (préface à L’impératif du renouveau, p. 7). Il avait deviné que le « festivisme » dépeint par Philippe Muray aboutirait à une nouvelle tyrannie postmoderniste. « Quand la transgression n’est plus occasionnelle mais devient un usage courant, ce qui s’accompagne en général d’une augmentation constante des effectifs de la police, on risque de péricliter insensiblement dans un État policier (La Décadence, p. 4). » Lire Julien Freund, c’est pouvoir aiguiser son intellect afin de mieux lutter contre le conformisme ambiant.

Georges Feltin-Tracol

• Chronique n° 32, « Les grandes figures identitaires européennes », lue le 28 janvier 2020 à Radio-Courtoisie au « Libre-Journal des Européens » de Thomas Ferrier.

samedi, 25 janvier 2020

Carl Schmitt and Leo Strauss in the Chinese-Speaking World

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Carl Schmitt and Leo Strauss in the Chinese-Speaking World

by Dongxian Jiang

 Ex: https://www.voegelinview.com

Carl Schmitt and Leo Strauss in the Chinese-Speaking World: Reorienting the Political, Kai Marchal and Carl K.Y. Shaw, eds. Lanham, Lexington Books, 2017.

51SaQUAXfmL._SX331_BO1204203200_-e1527628158686.jpgCarl Schmitt and Leo Strauss are extremely popular in China, especially in Mainland China—this is no longer a secret in the Western academia. As early as 2003, Stanley Rosen had already told the Boston Globe that “A very, very significant circle of Strauss admirers has sprung up, of all places, China.”[1] Then, in 2010, Mark Lilla, after returning from a visit to Chinese universities, published a widely-circulated article in the New Republic, reporting that there was a “strange taste in Western philosophers” among Chinese scholars and college students, i.e. their strange obsession with Leo Strauss and Carl Schmitt.[2] A 2015 article published on “The China Story” website by Flora Sapio further described the reception of Carl Schmitt by China’s New Left intellectuals and showed the author’s concern with the potential danger of Schmitt’s legal and political theory.[3] Schmitt and Strauss have become philosophical and political stars in China is well-known in the Western world. The question that still puzzles people is—Why?

It is in line with this growing visibility of China’s “Schmitt-Strauss fever” that Kai Marchal and Carl K.Y. Shaw edited this current volume on Carl Schmitt and Leo Strauss in the Chinese-speaking World, a long-waited contribution to the decoding of and engagement with this enigmatic intellectual phenomenon. The greatest virtue of this volume is, as the two editors say in the Introduction, that “while individual authors may differ in their evaluation of the nature of this reception and its possible implications,” they all agree that this intellectual phenomenon should be treated in a serious way (p. 13). Taken as a whole, this volume is currently the most in-depth discussion in the entire world of the Chinese receptions of Schmitt and Strauss, and should be recommended to anyone who is interested in Chinese intellectual history in the post-Mao era.

Readers who are intrigued by the Schmitt-Strauss fever in the Sinophone world would naturally ask three questions, and they expect that this volume would answer them from different angles. First, why are Schmitt and Strauss so popular in China (the “Why” question)? Second, how do Chinese intellectuals use Schmitt’s and Strauss’s political thought to participate in China’s political debates? And third, how can liberals respond to these Chinese Schmittians and Straussians, if they are using Schmitt’s and Strauss’s “illiberal” thought to express their discontent with the Western modernity? The contributors in this volume aim to do all these jobs, but as I shall demonstrate, several drawbacks of the book might have made it unsuccessful to fulfill readers’ expectations. Specifically, I shall argue, while the volume contains detailed answers to the second question, it does not provide persuasive and sufficient accounts of the “Why” question. In addition, though the volume aims to engage with the Chinese Schmittians and Straussians, the strategies that some contributors use may not be promising in the Chinese context.

As a book dealing with the Chinese reception of Schmitt and Strauss, several chapters are devoted to the analysis of the writings of Chinese Schmittians and Straussians, with a focus on how they use Schmitt’s and Strauss’s ideas to address distinctively Chinese issues. The chapters by Shaw, Marchal and Nadon are especially helpful for readers to know who the Schmittians and Straussians are in China and how they are politically motivated to invoke Schmitt’s and Strauss’s authorities. These close analyses, based on first-hand textual evidence, provide solid bases for the contributors in this volume to engage with the Chinese thinkers, and to show what they are getting right and where they are going wrong.

In terms of the historical accounts of China’s reception of Schmitt and Strauss, contributors have made significant efforts in reconstructing the historical context of China’s post-Mao period and in explaining why certain Schmittian and Straussian ideas have resonance in this particular circumstance. For example, Shaw is very successful in providing “a contextual and immanent analysis which demonstrates the rationale of the receptions, the inner logic of the theoretical reconstructions, and their relevance for contemporary Chinese intellectual debates” (p. 40). Similarly, Charlotte Kroll reconstructs the legal and political issues that Chinese intellectuals cared about when Schmitt was introduced, and connects Schmitt fever with what Jan-Werner Mueller calls “Schmitt’s globalization” in the 1990s. Before unfolding his engagement with and critique of Liu Xiaofeng’s interpretation and application of Strauss’s political thought in the Chinese context, Marchal presents an overview of the intellectual trajectories of China’s leading Straussians and briefly explains why Strauss is attractive to scholars who are concerned with the “nihilism” issue in the post-Maoist China.

However, as the Schmitt-Strauss fever is the most enigmatic, even “strange” intellectual phenomenon in contemporary China, this volume should have devoted more efforts to the investigations into the “Why” question. A reasonable account of this phenomenon must answer 1) why it is in this particular historical moment that Schmitt and Strauss become authoritative for many Chinese intellectuals, and 2) why it is Schmitt and Strauss, not other critics of Western modernity and liberal democracy, that especially attract the attentions of Chinese intellectuals. In the 1980s and 90s, for example, one of the most fashionable things to do among China’s leading intellectuals was to discuss Nietzsche, Heidegger, Sartre, and Foucault. Why these critics of modernity and liberal democracy, either from the Left or the Right, did not trigger a similar wave of anti-liberalism in China is a question that all scholars interested in Chinese political thought should painstakingly think about. Therefore, a contextualized account of the Schmitt-Strauss fever is not complete if there lacks a comprehensive investigation of China’s reception of Western thought in general, and of China’s reception of anti-Enlightenment and illiberal thought in particular. This, I admit, is not an easy task, but is worth doing if we really take the Schmitt-Strauss fever in China seriously.

Another thing that this volume should have done is an excavation of the pre-Schmittian and pre-Straussian writings of intellectuals like Liu Xiaofeng and Gan Yang, to name a few, because these writings may provide some clues for explaining their intellectual transformations. Contributors like Marchal and Nadon have mentioned that Liu and Gan were not Schmittians and Straussians from the very beginning of their academic lives, but what they have not fully elaborated is that these two figures were active liberals before encountering Schmitt and Strauss. In the 1980s and early 90s, Liu was a “cultural Christian” advocating for China’s radical transformation from “traditional culture” to Christianity, but his political position was by and large liberal. Gan asked Confucianism to modernize itself in order to embrace modern values such as individual rights, equality, pluralism, and democracy. Before their encounter with Schmitt and Strauss, they were obsessed by various “illiberal” or “anti-liberal” philosophers in the West, such as Nietzsche, Heidegger and Sartre, but this obsession did not prevent them from appreciating Berlin, Habermas and Rawls. Just one year before Liu Xiaofeng’s open conversion to Strauss’s political thought and his embrace of illiberalism, he was using public reason liberalism to criticize Charles Taylor and his Chinese followers who wanted to use communitarian insights to fight for the Confucian causes.

After his Straussian turn, however, Liu has been increasingly intolerant of liberal political theory, thinking that a return to the “classical mentality” is incompatible with the pursuit of liberal reform in China. A detailed description of Liu’s “liberal years” may make his sudden but whole-hearted conversion to Schmitt and Strauss more enigmatic, but may also provide hints about whether his particular and idiosyncratic conception of liberalism actually paved way for his later conversion to anti-liberalism. For example, a close reading of his early works shows that the pursuit of an “absolute value” is a constant theme in his liberal years, and that his discomfort with value pluralism to some extent foreshadows his embrace of Strauss’s political thought.

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The absence of detailed and sound explanations of the Schmitt-Strauss fever may be remedied if the Chinese Schmittians and Straussians in this volume could take this opportunity to explain why they think that China needs Schmitt and Strauss for imagining its political future. Readers may have the expectation to look for direct articulations and defenses of their motivations for invoking the authority of Schmitt and Strauss. The volume contains three articles written by Mainland Chinese and Taiwanese scholars who are sympathetic toward Schmitt and Strauss.

Among them, however, only Chuan-Wei Hu’s is a straightforward defense of Strauss in the Taiwanese context and an articulation of why Strauss matters for Taiwan’s democracy. The other two “Mainland” pieces, surprisingly, refrain from providing any direct answers to the “Why” question, and thus miss the opportunity for Mainland Chinese Schmittians and Straussians to make a case for themselves. Han Liu’s chapter, which argues that the global diffusion of constitutionalism and judicial guardianship is a bad thing, does not provide any positive proposals for China to design an alternative legal system in accordance with Schmittian insights, despite his merely one-paragraph assertion that “China should pay attention to its own political culture, however defined, to ground a firm constitutional authority” (pp. 134-5).

The chapter by Jianhong Chen, a leading Mainland Straussian, provides an excellent reinterpretation of Strauss’s political thought, and he argues, against various Western scholars, that Strauss should not be understood as a conservative thinker merely defending the status quo, because political philosophy as Strauss understands is still a radical “negation” of actual politics, thus preserving a utopian and normative dimension. By claiming that Heinrich Meier’s interpretation of Strauss is a myth (pp. 197-8), Chen hints that Liu Xiaofeng’s reception of Strauss might also be mistaken, because Liu encountered Strauss largely through Meier’s secondary literature. But, again, Chen does not elaborate the possible implications of his understanding of Strauss, such as whether Strauss can be used in a way to challenge the political status quo in China. If readers who are not able to read Chinese want to understand why Schmitt and Strauss are important for China from an indigenous perspective, they can read Wang Tao’s article published in the Claremont Review of Books, in which he provides an explanation and justification of China’s reverence for Strauss.[4]

Lastly, the most significant accomplishment that this volume has achieved is a theoretical engagement with the Chinese Schmittians and Straussians. The contributors believe that this wave of anti-liberalism in China inspired by Schmitt and Strauss should be taken seriously, and this volume is a valuable addition to the intercultural conversation in the burgeoning field of comparative political theory. Chapters written by Shaw, Wenning, Nadon and Marchal are recommended for readers who are looking for evaluations of the Schmitt-Strauss fever. Among these four chapters, Shaw and Marchal are generally critical of the Chinese Straussians, arguing that they either fail to grasp Strauss’s true spirit or distort his key teachings. Wenning has a similar critical attitude toward Chinese Schmittians and claims that these scholars have not recognized the “internal complexity” (p. 82) of Schmitt’s thought. Based on his discussion of Schmitt’s later writings, to which few Schmitt scholars have paid adequate attention, Wenning shows how this underappreciated dimension of Schmitt’s political thought might have the potential to overcome the one-sidedness of the current Chinese reception of Schmitt. In contrast, Nadon provides the most positive evaluation of the Chinese reception of Strauss, and contends that Liu Xiaofeng may ultimately “articulate a new and inspiring vision of what Chinese civilization could be” (p. 12).

A theme that unifies many contributors in this volume is their worry that some leading Chinese intellectuals in this fever, most notably Liu Xiaofeng, have an extremely hostile attitude toward liberalism and liberal democracy. While their discontent with Western cultural hegemony should be sympathized, contributors still feel that liberalism as a universal value should be defended in the Chinese context. As Marchal and Wenning have exemplified, one strategy to criticize Chinese Schmittians and Straussians is to show that they are misinterpreting Strauss and neglecting the internal richness of Schmitt. However, I wonder whether this is a promising strategy for engaging with these anti-liberal scholars.

Take Marchal’s chapter as an example, the underlying logic of his strategy is that if Chinese intellectuals get Strauss correctly, then they should have used Strauss for different purposes, rather than merely justifying China’s particular tradition and extant authoritarian regime. Based on his comparison of Strauss and Liu Xiaofeng, he argues that Liu’s use of Strauss “leads to a number of fundamental distortions” of Strauss’s claims in On Tyranny, that “instead of having discerned Strauss’s esoteric messages, Liu may thus have misunderstood his teacher” (p. 184), and that “Liu Xiaofeng’s project is being played out according to a very different agenda than Strauss’s original project,” which Strauss “likely never anticipated” (p. 181). In a word, “It is quite remarkable that the Chinese Straussian Liu Xiaofeng can relate to Strauss’s critique of liberal democracy without further ado in a non-liberal, non-democratic society (which China undoubtedly still is)” (p. 186).

However, what makes Marchal’s comparison of Strauss and Liu problematic is that he applies a double standard when interpreting Strauss’s and Liu’s works respectively. In terms of Strauss, Marchal is fully aware that his works are notoriously enigmatic, and recognizes that reconstructing a “real Strauss” is extremely difficult, so he carefully chooses what he thinks the “more convincing and theoretically plausible” secondary literature, and based on these, provides a charitable reading of Strauss’s political philosophy, i.e., Strauss as an eternal sceptic and critical friend of liberal democracy. When it comes to Liu, he chooses Liu’s most “Straussian book” to date, Republic and Statecraft, as a target for criticism, because he thinks that Liu misapplies Strauss’s teachings in On Tyranny in this book. However, the problem with his reading of Liu is that he does not attempt to use the same method to decode Strauss’s and Liu’s writings, thus making his understanding of Liu dubious and uncharitable.

As Liu himself claims in the afterword of this book, Republic and Statecraft is an expansion of his reading notes of Xiong Shili’s lengthy letter to Mao Zedong.[5] In this book, there is no place where Liu openly articulates his own positions, and, like Strauss, he hides his own ideas behind his textual analysis of Xiong’s letter. Xiong was a well-known New Confucian philosopher in twentieth century China who claimed that modern values such as equality and democracy could be interpreted from the Confucian canons. When the CCP came to power in 1949, Xiong decided to stay in the Mainland, and wrote a series of letters to Mao to make a plea for the protection of China’s traditional culture by arguing that the revolutionary spirit was compatible with Confucianism. In one letter, Xiong expressed his admiration of Mao by claiming that Mao was a modern reincarnation of the ancient sage-king, and that his authoritarian rule was necessary for China to realize freedom and democracy. Liu finds this letter extremely interesting, and uses a Straussian hermeneutics to interpret Xiong’s thought.

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Marchal is aware that Liu is practicing Straussian hermeneutics in this book, but surprisingly, he unreflectively presumes that Liu affirms and praises Xiong’s ideas. Without presenting any quotations from this book, Marchal argues that “[Liu’s] argumentation in Republic and Statecraft strongly suggests that Liu regards Xiong Shili’s attempt to ground Mao’s revolution in the horizon of traditional Chinese culture as meaningful” (p. 188). It is true that Liu does admire Mao in recent years, but this does not necessarily mean that Liu expresses his admiration in a way similar to Xiong’s. His other Straussian writings show his disapproval of the attempt in the twentieth century to develop modern values from within the Confucian tradition, because the Straussian teaching of “transcending the modern horizon” inspires him to praise classical Confucianism, in which, according to him, moral and political hierarchy is the core of the authentic Confucian spirit. As Xiong belongs to the New Confucian school and speaks highly of equality and democracy, it is highly probable that Liu, in his Republic and Statecraft, fundamentally disagrees with Xiong’s ideas. Therefore, while reading Strauss in a charitable way, Marchal to a large degree provides an uncharitable reading of Liu. This double standard fatally discredits his claim that Liu distorts Strauss’s thought, as Liu may easily retort that Marchal is distorting Liu’s thought in the first place.

However, even if Marchal could distribute his charity evenly to Strauss and Liu, the effectiveness of his strategy in combating Chinese anti-liberalism is still doubtful. After all, to what extent is Liu distorting Strauss is a highly contestable issue, as Strauss himself is an extremely enigmatic political thinker. For Marchal, the “real Strauss” he identifies is a Strauss constantly skeptical about Western modernity but never attempts to offer any positive account of a radical alternative, not to mention actively pursues such an alternative in political actions (p. 176). In contrast, Liu distorts Strauss in the sense that he wants to craft a concrete alternative based on the Chinese tradition, and tends to put this project into action.

Were Marchal to do a close analysis of Liu’s interpretations of Strauss, he would quickly find that Liu is almost familiar with Strauss’s entire corpus, and it is extremely difficult to claim that Liu distorts Strauss without going through all his quotations of Strauss’s original texts. In particular, what Marchal does not mention in this chapter is that Liu is especially interested in Strauss’s “theologico-political predicament,” i.e., the tension between the philosopher and the political society. According to Strauss, it is the philosopher’s virtue to constrain its eagerness to challenge the conventions, customs, moral codes, religions, superstitions, laws, and political authorities of the political society, because a replacement of these nomoi with pure reason will lead to the very disintegration of the political society. Therefore, the philosopher should uphold and gently improve the nomoi in his exoteric teachings, while conceal his true philosophical teachings in his esoteric writings.

What Liu takes from Strauss is that a philosopher in the Chinese context should do the same thing, but this leads him to protect the extant values and political authority which Chinese people have inherited from the ancient times, against the encroachment of Enlightenment thought from the modern West. Liu’s construction of the Chinese nomoi might be wrong and politically motivated, as Marchal shows in his chapter, but this does not mean that Liu’s understanding of Strauss per se is also mistaken. After all, Strauss never anticipated that his thought would be applied someday in a non-Western society, so he did not set a rule for approvable applications, despite his criticism of totalitarianism and communism. Therefore, instead of “distorting” Strauss, one might say that Liu is “extending” Strauss in the Chinese context.

Therefore, if Marchal really wants to criticize Chinese Straussianism and defend liberal principles, his call for a correct understanding and application of Strauss in Mainland China may not work well. Even if there is a correct understanding of Strauss, the application of Strauss might be “beyond right and wrong,” and Marchal actually accepts that “[Strauss’s] writings encourage alternative readings in the context of non-Western intellectual traditions” (p. 174). In the “Conclusion” of his chapter, Marchal hopes that “it may be possible that other forms of Chinese Straussianism may preserve a genuinely critical, zetetic force,” a “more balanced understanding of the cultural differences between East and West,” and a less nationalist defense of the authoritarian regime (p. 191).

However, if Marchal really wants to achieve these goals and give liberalism a try in China, one may wonder whether Strauss is the “Mr Right”—Why not drop Strauss and resort to other liberal thinkers in the West for intellectual resources? After all, as primarily a critic of modernity and liberal democracy, Strauss not only upsets liberals in China but also liberals in the Western world. His mystical genre and his unwillingness to engage in public dialogues make him unfit for defending liberalism, let alone defending liberalism in the Chinese context. As the prospect of liberalism in China has been increasingly bleak in recent years, the need for a straightforward defense of basic liberal principles is needed. Building a liberal-friendly team of Straussianism in China as Marchal hopes is not impossible if some scholars can do what American Straussians did after 2001, i.e., defending Strauss while reconciling him with liberal democracy, but people caring about the future of Chinese liberalism may wonder whether Strauss is really an indispensable intellectual authority at all. After all, why should liberals play the game whose rules are one-sidedly settled by their rivals, instead of opening a new field to play?

Finally, at the end of my review, I should point out that even if the volume offers a variety of insights, it should have had some stylistic improvements for readers to have a better reading experience. Key arguments should be presented clearly in the beginning of each chapter, and convoluted expressions should be avoided. Therefore, readers interested in the Chinese reception of Schmitt and Strauss can start from this volume, but they have good reasons to wait for better works on this subject to be done.

Notes

[1] Jeet Heer, “The Philosopher the Late Leo Strauss has Emerged as the Thinker of the Moment in Washington, but His Ideas Remain Mysterious. Was He an Ardent Opponent of Tyranny, or an Apologist for the Abuse of Power?” Boston Globe, May 11, 2003.

[2] Mark Lilla, “Reading Strauss in Beijing,” New Republic, 2010, http://www.newrepublic.com/article/magazine/79747/reading-leo-strauss-in-beijing-china-marx#, accessed March 19, 2014.

[3] Flora Sapio, “Carl Schmitt in China,” The China Story, Oct 7, 2015, https://www.thechinastory.org/2015/10/carl-schmitt-in-china/, accessed March 31, 2018.

[4] Wang Tao, “Leo Strauss in China,” Claremont Review of Books, Spring 2012, accessed March 19, 2014, http://www.claremont.org/publications/crb/id.1955/article_detail.asp.

[5] Liu Xiaofeng, Gonghe yu jinglun 共和与经纶 (Republic and Statecraft), Beijing, Sanlian chubanshe, 2012, 303-4.

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Dongxian Jiang

Dongxian Jiang is a Ph.D. Candidate in Political Theory at Princeton University where he is also the Laurance S. Rockefeller Graduate Prize Fellow at Princeton’s University Center for Human Values. He is working on a dissertation justifying liberal principles in the Chinese context.

vendredi, 24 janvier 2020

Le premier Carl Schmitt

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Le premier Carl Schmitt

En cette rentrée où nous n’avons pas beaucoup de traductions de grands textes de sciences sociales à nous mettre sous la dent, on peut se réjouir que les Éditions de l’EHESS nous offrent l’accès à un texte clé d’un auteur dont le soupçon qui l’entoure, à juste titre au vu de son engagement nazi, nous fait trop oublier qu’il a été un très grand juriste : Carl Schmitt, qui publia Loi et jugement en 1912.


Carl Schmitt, Loi et jugement. Une enquête sur le problème de la pratique du droit. Trad. de l’allemand et présenté par Rainer Maria Kiesow. EHESS, 167 p., 22 €


Loi-et-jugement.jpgDe l’œuvre proprement juridique du jeune Carl Schmitt, disons de celle d’avant 1933, nous possédons en français Théorie de la constitution (1928, PUF 1993), La valeur de l’État et la signification de l’individu (1914, Droz 2003), mais il nous manquait jusqu’aujourd’hui un petit ouvrage de 1912 intitulé Loi et jugement, qu’Olivier Beaud, dans sa préface à l’édition française de Théorie de la constitution, qualifie de « véritable recherche de théorie du droit abordant les questions les plus fondamentales ».

Carl Schmitt a vingt-trois ans en 1912 et ce qui fascine dans ce texte, de jeunesse mais déjà très maîtrisé, c’est, avec la rigueur du questionnement, le souci constant d’éviter l’amalgame, la confusion et le malentendu ; l’éclairage qu’il jette sur la notion de décision telle que l’entendra l’auteur de la Théologie politique tout au long de sa vie. Rééditant Gesetz und Urteil en 1969, Carl Schmitt met lui-même en perspective son travail, en souligne les enjeux pour la pratique du droit d’abord, et laisse entendre toutes les conséquences que « l’autonomie de la décision », qu’il cherche à dégager, peut avoir sur la doctrine de l’État et de la souveraineté. Et il prévient qu’une « polémique farouche » a voulu travestir sa conception de la décision en « un acte fantastique de l’arbitraire ». Nous voilà avertis : si nous voulons évaluer l’œuvre de Schmitt, nous ne pouvons pas nous priver de lire Loi et jugement, car s’y trouve le « sens originel » dans sa « simplicité » de ce que signifie décider.

Alors que fleurissent les doctrines du droit dans le monde germanique de l’époque, mais aussi dans l’ensemble de l’Europe, Schmitt s’intéresse à la pratique. Mais il ne va pas le faire en sociologue, sa confrontation avec Marx et Weber n’a pas encore eu lieu, encore moins en psychologue – sans cesse dans l’ouvrage, Schmitt cherche à se démarquer de la psychologie et en particulier de celle du juge –, mais en restant à l’intérieur du droit, cherchant à élaborer une sorte de théorie de la pratique du droit possédant – l’auteur tient à éviter le terme d’autonomie – un « critère autochtone » par rapport au théorique. Hans Kelsen, le père de la Théorie pure du droit, n’a encore publié en 1912 que ses Problèmes fondamentaux de la doctrine du droit constitutionnel, mais il représente déjà le positivisme normatif que Schmitt s’emploie à disqualifier.

Le point de départ est une question (bien entendu elle-même « décisive », puisqu’elle décide déjà de ce qu’est l’ordre juridique ; en même temps, comme le dit Schmitt dans son avant-propos, elle « est décidée » par la pratique) : « quand une décision judiciaire est-elle correcte ? ». Commence alors un extraordinaire cernement de la question qui rappelle la méthode débouchant sur la définition du critère, et donc de l’essence, pour Schmitt, du politique. Ce n’est ni le comment on décide, ni les statistiques de décisions correctes, ni les diverses opinions sur leur correction ; la question n’interroge pas non plus l’histoire de la pratique, ni l’évolution historique des idéaux, mais « le critère de rectitude qui est spécifique à la pratique du droit ».

Une fois ce que l’on recherche déterminé, Schmitt se livre à la réfutation de différentes thèses : celle de la rectitude d’une décision par sa « conformité à la loi » ou à la « volonté du législateur » qui au mieux transforme le jugement en opération logique (« logicisme de la justice ») de subsomption du cas particulier sous la norme générale, au pire réduit le juge à un « automate ». De ce point de vue, Schmitt se démarque aussi bien de l’herméneutique jurisprudentielle, identifiant interprétation correcte et décision correcte, que du mouvement connu sous le nom d’« école libre du droit » (Freirechtsschule) qui cherchait à élargir de manière extra-juridique (jugements moraux, culture) le concept de loi et de norme et auquel Schmitt reproche d’être incapable à la fin de dégager un critère de rectitude autre que celui du normativisme juridique (la conformité à la loi).

Pour découvrir ce critère de rectitude spécifique, il faut d’abord bien distinguer la doctrine du droit et la pratique du droit, ce que Schmitt appelle sa « détermination » (Rechtsbestimmtheit ; à ce point central du texte, le traducteur fait opportunément remarquer que le terme de Besttimmtheit vient de la logique de Hegel, mais il ne va pas malheureusement plus loin dans son commentaire), autrement dit le moment où le juge statue sur un cas, dit le droit (iurisdictio ou iurisfactio), énonce, en le créant ainsi dans sa détermination hic et nunc, le to dikaion (le juste). Le résultat de cette opération ne peut être déduit, son caractère aléatoire et risqué ne peut être effacé. La motivation du jugement ne peut se superposer parfaitement à la décision. La pratique découvre là son autonomie, le droit statué n’existe pas avant le jugement, comme une pure et simple application. Il est produit. Ce qui ne fait pas pour autant du juge un législateur.

À la fin, quel est ce critère de rectitude appartenant de « manière autochtone à la pratique du droit » ? Une décision judiciaire est correcte si « l’on peut admettre qu’un autre juge aurait décidé de la même manière ». C’est ici que le décisionnisme du jeune Schmitt, mais il nous a prévenus que la polémique ultérieure avait défiguré son concept, doit devenir l’objet de toutes les attentions. Invoquer « l’autre juge », c’est introduire une collégialité, la position collective de gens de métier ; au-delà, c’est faire appel à une sorte de sensus judiciarii d’une société, d’une époque, bref, c’est réintroduire l’histoire et la sociologie, là où pourtant Schmitt voulait les écarter.

Mais introduire le tiers, c’est aussi consacrer un mouvement constant dans l’histoire moderne du droit, celui de la hiérarchisation des juridictions et de la complexité des relations entre les différentes cours. Surtout, en appeler à « l’autre juge » consiste à circonscrire le jugement dans la « prévisibilité » et la « calculabilité », même dans le cas où un jugement serait rendu contra legem. Ceux qui ont lu Derrida, et le Derrida lecteur de Schmitt pour qui l’expression schmittienne de « décision calculable » serait un oxymore, seront surpris par cette reprise (en main ?) soudaine du concept de décision, tout à coup arraché à l’indétermination (et pour cause puisque Schmitt parle de « détermination du droit ») au risque, au saut, à l’incommensurabilité des motifs et de l’acte de jugement. Mais on comprend que tous ces points qui caractérisent la rectitude de la décision autorisent Schmitt à penser qu’ainsi il échappe au « fantastique de l’arbitraire ».

L’auteur d’Ex captivitate salus ne réécrit pas en 1969 son texte de 1912 sous le coup de la querelle. Encore une fois, il nous indique que sa réflexion sur l’autonomie de la décision n’est pas restée sans conséquences sur la définition de la souveraineté étatique. En 1912, il cherche à isoler le propre de la pratique correcte du droit et veut en discerner le critère déterminant, et l’on découvre que ce n’est pas tant la décision qui l’intéresse que la mise au jour du degré d’autochtonie de la pratique du droit par rapport à la doctrine, et la définition de ce qu’est l’ordre juridique.

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Peut-on affirmer que Schmitt, pour le politique, va suivre le même cheminement, guidé par la même préoccupation ? Répondre à cette question permettrait, non pas d’oublier son engagement nazi, mais de savoir si nous pouvons conserver la recherche du critère du politique (sans conserver la différence ami/ennemi) sans forcément se focaliser sur la souveraineté (est souverain celui qui décide) mais au contraire, comme semble s’y essayer en ce moment même Bruno Latour, sur l’autonomie de la pratique politique.

jeudi, 23 janvier 2020

Pour un progressisme de droite

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Pour un progressisme de droite

Par Romain d’Aspremont,

auteur de « Penser l’Homme nouveau : Pourquoi la droite perd la bataille des idées »

Ex: http://www.rage-culture.com

Si la droite perd, c’est qu’elle évolue au sein d’un logiciel chrétien. Les sociétés occidentales sont fondamentalement marquées par la morale chrétienne ; il n’est pas étonnant que l’idéologie gauchiste s’y épanouisse – et, sur le temps, ne cesse de gagner du terrain – tandis que les droitistes doivent perpétuellement batailler pour paraître fréquentables. C’est le principe même du Bien qui doit basculer de l’égalitarisme vers l’élitisme, et du pacifisme vers la compétition et la lutte.

41-KRsa2LPL.jpgLa seconde raison de la défaite perpétuelle de la droite, c’est son conservatisme. Les réaco-conservateurs assimilent trop souvent l’avenir à un déploiement inéluctable des forces progressistes. Ils en viennent à prendre l’objet (l’avenir) façonné par le sujet (la gauche) pour le sujet lui-même. Le futur étant devenu synonyme d’avancées « progressistes », l’unique remède ne pourrait être que son contraire – le passé – plutôt qu’un avenir alternatif. Or il y a là une forme de défaitisme, comme si la droite assimilait sa propre déconfiture, ratifiant le monopole de la gauche sur l’avenir. Puisque l’Histoire n’est qu’une longue série de victoires progressistes, c’est l’avenir lui-même qu’il faudrait brider, plutôt que les acteurs qui le façonnent. Ralentir le temps et sanctuariser certaines institutions apparaît alors comme la solution par défaut.

Cette analyse, plus ou moins consciente, est une variante de la croyance en un progrès linéaire : l’avenir n’est plus une irrésistible ascension, mais une lente décadence. Ainsi, tout en ridiculisant l’idée d’un « sens de l’Histoire », les réaco-conservateurs considèrent implicitement que le temps fait le jeu de la gauche. S’il leur arrive – du bout des lèvres – de se satisfaire d’une nouveauté, ils n’iront jamais jusqu’à batailler pour la faire advenir, non plus qu’ils ne mobiliseront leur énergie intellectuelle pour concevoir un nouveau « de droite ». Leurs forces sont toutes entières consacrées à faire l’éloge du passé. 

Le progressisme au sens strict repose sur des postulats infirmés par l’Histoire. Le pacifiste et le jouisseur finissent toujours par se soumettre au guerrier. Mais le conservatisme lui-même n’en repose pas moins sur des présupposés erronés, car les projets d’Homme nouveau, loin de se réduire à des utopies illusoires, sont un des moteurs de l’Histoire. 

 La posture d’un Schopenhauer, qui écrit « le progrès, c’est là votre chimère, il est du rêve du XIXème siècle comme la résurrection des morts était celui du Xème, chaque âge a le sien », n’est plus tenable. La véritable erreur, c’est de croire que les chimères sont sans prise sur le réel – surtout quand ces chimères peuplent les cerveaux des élites. Chaque époque a sa conception particulière du progrès, et ceux qui se refusent à proposer la leur doivent renoncer à écrire l’Histoire. De même, Nietzsche peut bien déclarer que le Progrès est « une idée fausse », il n’empêche que sa philosophie du surhomme est progressiste – progressiste de droite.

Notre ennemi ne doit pas être le progressisme au sens large, mais uniquement le progressisme de gauche. Non pas l’idée de progrès, mais la direction que veulent lui faire prendre nos adversaires. Car « l’idée de progrès constitue moins une idéologie que la présupposition de toutes les idéologies, systèmes de représentations et de croyances proprement modernes ». C’est pourquoi la droite doit développer son propre progressisme, qui doit viser la réunification de l’Occident (plutôt que la défense des Etats-nations) et encourager l’évolution anthropologique (plutôt que sanctifier la tradition). Par définition, le futur a toujours raison du passé. Aussi, le duel du Passé et de l’Avenir doit s’effacer au profit d’un choc entre un avenir de gauche et un avenir de droite.

Notre progressisme doit promouvoir une exigence de dépassement, sur tous les plans, y compris moral. Cette morale sera « vitaliste » : valorisant tout ce qui élève l’espèce et combattant ce qui la bride, l’affaiblit et la mutile. Appliquée aux débats sociétaux qui suscitent le plus de crispations, son verdict sera différent de celui des réaco-conservateurs. Ainsi, la PMA et la GPA sont souhaitables dans la mesure où elles élèvent le capital biologique et intellectuel des Occidentaux (ingénierie génétique).

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Romain d'Aspremont

Un progressisme de droite ne doit pas borner son horizon au domaine anthropologique (entreprise de création d’un homme nouveau) ; il doit l’étendre au domaine institutionnel et étatique. Faute de proposer une vision de l’Europe qui soit autre chose qu’un simple retour à l’ère gaullienne – « l’Europe des nations » – les souverainistes se privent du formidable potentiel mobilisateur propre à tout idéal nouveau. Philippe de Villiers explique que ceux qui ont affronté le traité de Maastricht ont cru combattre un super-État (une entité politique susceptible d’incarner une Europe-puissance, pesant en propre sur la scène internationale), pour ensuite découvrir que le projet européen n’a jamais été de bâtir les Etats-Unis d’Europe, mais de substituer l’économique (le marché) au politique.

En fait, les souverainistes ont bien fait de s’opposer à Maastricht, mais pour de mauvaises raisons. En effet, le dépassement des nations et l’unification de l’Europe ne sont pas des idées condamnables en soi ; elles méritent d’être évaluées à l’aune de l’idéal qui les porte. Le malheur n’est pas que l’Europe soit gouvernée par un « despotisme doux et éclairé » (Jacques Delors), mais que ce despotisme soit anti-européen dans l’âme. Or, par une ruse de l’Histoire, les Européistes nous ont offert le cadre institutionnel et administratif pouvant servir notre vision de l’Europe : plutôt que de détruire ces leviers de pouvoir, emparons-nous-en afin d’impulser une renaissance civilisationnelle, qui passe par la création des Etats-Unis d’Europe, puis des Etats-Unis d’Occident (Etats-Unis d’Amérique, Russie, Canada, Australie et Nouvelle-Zélande compris).

Les souverainistes ne jurent que par l’État-nation et le retour à l’ordre ancien. Dans de nombreux domaines (immigration, éducation, justice), ce retour est vital, mais il faut se rappeler que les États-nations sont eux-mêmes issus de l’effondrement de l’Empire romain christianisé. Ils sont la conséquence lointaine des invasions barbares du Ve siècle, et une fragmentation de l’unité politique de la chrétienté. Car enfin, l’âme européenne vaut plus que le respect tatillon de la souveraineté des États-nations. Ne confondons pas le moyen – les institutions – et la fin – la pérennité des cultures nationales et de la civilisation européenne. À ceux qui prétendent que cette dernière est un fantasme, et que seules existent les cultures nationales, qu’ils parcourent donc le monde et ils distingueront sans peine ce qui relève de la nuance (les différentes cultures européennes) de ce qui relève de la différence essentielle (les civilisations).

Notre projet doit être la restauration de l’Europe unie, plutôt que le combat acharné pour la pérennité de son éclatement. Il ne s’agit pas de pratiquer une fuite en avant vers le dépassement des États-nations mais, puisque ce dépassement se fera, avec ou sans nous, il nous faut en avoir la maîtrise. Trop longtemps, les défenseurs de l’âme européenne ont laissé aux européistes le monopole de l’idéal européen. Les souverainistes se cantonnent soit à une négation (NON à l’Europe fédérale), soit à une nostalgie gaulliste (OUI à l’Europe des nations). Il nous faut penser un horizon nouveau, sans quoi l’histoire du continent sera écrite par nos adversaires, notre rôle se limitant à celui de retardateur, grippant provisoirement l’engrenage de la déconstruction civilisationnelle.

L’Europe des nations, les souverainistes vous le répètent, c’est l’Europe du « bon sens ». Mais l’homme n’est pas qu’un être de raison. Pour Carl Gustav Jung, l’homme a un besoin de sacré. Mais il a également un besoin d’idéal et d’utopie. S’il est disposé à se sacrifier pour fonder une nation, il ne l’est plus quand il s’agit de la rafistoler. L’Europe des nations est un conservatisme ; il lui manque la force du nouveau. Or le Neuf est souvent nécessaire à la sauvegarde de l’Ancien.

Nous sommes tellement habitués à voir le pouvoir politique européen déconstruire notre civilisation et nos identités nationales, que nous réagissons avec hostilité à toute idée de pouvoir européen, que nous assimilons à l’idéologie remplaciste. Or, le lieu du pouvoir ne préjuge pas de son contenu ; à nous d’en édifier un qui œuvre à notre renaissance civilisationnelle. 

Nietzsche écrit ainsi: « Ce qui m’importe […] c’est l’Europe unie. Pour tous les esprits vastes et profonds du siècle, la tâche où ils ont mis toute leur âme a été de préparer cette synthèse nouvelle et d’anticiper à titre d’essai l’« Européen » de l’avenir.  Aux heures de faiblesse seulement, ou quand ils vieillissaient, ils retombaient dans les perspectives étroites de leurs patries ».

Nous vous conseillons de lire également « Pour un transhumanisme de Droite » du même auteur

Références :
 1. F. Nietzsche, L’Antéchrist, § 4, Oeuvres philosophiques complètes, Paris, Gallimard, 1974, t. VIII, p. 162.
2. Pierre-André Taguieff, Les contre-réactionnaires, Le progressisme entre illusion et imposture, Denoël, 2007, p. 243.
3.  Philippe de Villiers, Le moment est venu de dire ce que j’ai vu, Albin Michel, 2015.
4.  Friedrich Nietzsche, La volonté de puissance, tome II, Gallimard. p. 293.